Principes d’instabilité

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Trois ouvrages, six auteurs, des dizaines de sujets: le moins que l'on puisse dire est que la présente chronique n'a pas pris le parti de l'unité! Les essais D'où vient l'accent des Québécois?, La Plus Belle Histoire du langage et Principes de reconstruction sociale ont pourtant un point commun: ils se penchent tous trois sur la façon dont évoluent certains phénomènes sociaux, qu'il s'agisse de l'accent, des langues ou des institutions sociales.

Il fut un temps où l’accent canadien-français et l’accent parisien filaient le parfait bonheur: un couple uni, sur la même longueur d’ondes, sans mésentente aucune. Jusqu’au début du XIXe siècle, les voyageurs s’accordaient sur le fait que l’accent des colons canadiens n’avait rien à envier à celui de Paris. Qui plus est, toute la population du Bas-Canada appliquait à peu près le même «code articulatoire» — une uniformité dont même Paris ne pouvait se vanter!

Que s’est-il donc passé, au début du XIXe siècle, pour qu’un tableau si rose s’assombrisse? Les Parisiens d’avant avaient-ils simplement meilleure oreille? Les Canadiens français parlaient-ils alors moins
«mou»? Eh non! Comme l’explique Jean-Denis Gendron dans le fascinant essai D’où vient l’accent des Québécois? Et celui des Parisiens?, «les Canadiens n’avaient rien changé à leurs habitudes articulatoires: c’était les autres, les Parisiens, qui avaient évolué, emportés dans la tourmente de la Révolution et de l’Empire».

Deux pratiques articulatoires, le «bel usage» et le «grand usage», étaient en vigueur à Paris jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La première, celle des nobles de la cour, prônait le laxisme et préférait l’euphonie à la rectitude de prononciation, la douceur du son à la netteté du mot. Le grand usage, lui, se pratiquait au Parlement: c’était la langue forte et coupante des orateurs, qui devaient non seulement captiver leur public, mais s’en faire comprendre. Autrement dit, les bourgeois du Parlement ar-ti-cu-laient.

Pour tout dire, les premiers parlementaires réservaient le grand usage à leur travail; à la maison et dans la vie courante, ils optaient pour le bel usage, beaucoup plus naturel. Mais la radicalisation des conflits politiques et la nécessité pour chacun de marquer son appartenance allaient bientôt pousser bourgeois et révolutionnaires à adopter le grand usage en toutes circonstances. Ce qui était au départ une articulation exagérée à des fins oratoires s’est donc imposé à Paris, en l’espace de quelques décennies à peine, comme un mode articulatoire courant — un accent, quoi.

Croisant une somme impressionnante de faits historiques et de données linguistiques, Jean-Denis Gendron note au passage que la bourgeoisie qui prend le pouvoir est aussi la classe la plus éduquée de la société. Ce qui explique le sentiment (alors justifié) de la supériorité du grand usage sur le bel usage… et la condescendance (toujours active) des Parisiens discutant avec des Canadiens ou des Français des régions.

D’une langue à l’autre
Paru récemment au Seuil, La Plus Belle Histoire du langage aborde aussi la question de l’évolution des langues, mais sous un tout autre angle. D’une lecture très agréable, cet ouvrage prend la forme de dialogues entre la journaliste Cécile Lestienne et trois spécialistes du langage. Dans un premier temps, le paléontologue Pascal Picq discute des aptitudes physiques et génétiques qui permettent aux animaux de communiquer. Il nous apprend notamment que la parole est possible grâce à une position particulière du larynx chez l’homme, position qui n’aurait pas été déterminée par le besoin de parler, mais par celui de courir… Laurent Sagart, linguiste et sinologue, prend ensuite le relais pour décrire le travail de moine qu’accomplissent les linguistes en étudiant, tels des archéologues du langage, des milliers de langues à la recherche d’une langue mère. Enfin, Ghislaine Dehaene, spécialiste du langage chez le bébé, explique comment les petits apprennent une langue. Plusieurs parents s’étonneront sans doute en lisant que ce n’est pas eux qui enseignent à leur enfant à parler!

Quand le discours l’emporte sur la guerre
Dans un tout autre ordre d’idées, les Presses de l’Université Laval rééditent un recueil de conférences sociopolitiques du grand philosophe britannique Bertrand Russell, Principes de reconstruction sociale, dont la traduction française n’était plus disponible depuis des dizaines d’années. Ces conférences ont été prononcées en 1916, donc en plein cœur de la Première Guerre mondiale, par un penseur qui allait bientôt perdre son emploi et être emprisonné pour son militantisme «antipatriotique» contre le conflit armé.

«Dans la recherche d’une théorie politique devant être utile à un moment donné, ce n’est pas l’invention d’une utopie qu’il faut, mais la découverte d’une meilleure direction», note Russell en conclusion de son ouvrage. De fait, dans les chapitres qui précèdent, le penseur analyse les diverses institutions de la société (l’État, la religion, le mariage, l’éducation, etc.) non pas afin de leur opposer des institutions idéales, mais plutôt de les «ré-aiguiller».

Deux idées maîtresses sous-tendent toute la réflexion de Russell. La première est que l’organisation moderne du travail, qui découle de l’industrialisation et du capitalisme, étouffe en l’homme la
vitalité et l’esprit d’entreprise. Trop abondant, répétitif ou simplement réglé au quart de tour, le travail ne laisse bien souvent place à aucune initiative personnelle, ce qui en fait une source de frustration alimentant en sourdine des «pulsions destructrices». La deuxième idée centrale de l’ouvrage est que la guerre ne résulte pas simplement d’une décision rationnelle des instances politiques, mais trouve son fondement dans cette envie latente de destruction qu’entretient en chacun de nous l’organisation
malsaine du travail. D’où la nécessité de réorienter la société en veillant à ce que ses nouvelles assises ne menacent pas constamment de la faire basculer dans la guerre.

Étonnamment dénuées de cynisme, ces réflexions critiques et clairvoyantes de Russell trahissent son espoir en un avenir non pas radieux, mais meilleur. Près d’un siècle plus tard, alors que les choses ont bien peu changé, cet essai rappelle qu’il est toujours temps de retrousser ses manches.

Bibliographie :
D’où vient l’accent des Québécois? Et celui des Parisiens? Essai sur l’origine des accents. Contribution à l’histoire de la prononciation du français moderne, Jean-Denis Gendron, PUL, coll. Langue française en Amérique du Nord, 288 p., 34,95$
La Plus Belle Histoire du langage, Collectif, Seuil, 192 p., 29,95$
Principes de reconstruction sociale, Bertrand Russell, PUL, coll. Zêtêsis, 200 p., 30$

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