Précieux retour sur le conflit au Journal de Montréal

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En juin 1964, pendant que les typographes de La Presse sont en grève, l’homme d’affaires Pierre Péladeau (1925-1997) lance un nouveau quotidien. Il s’appellera Le Journal de Montréal. Durant 45 ans, on n’y connaîtra aucun conflit majeur dans les relations de travail. Puis, en janvier 2009, le fils du fondateur, devenu patron, Pierre-Karl Péladeau (il est aujourd’hui le candidat favori à la course à la chefferie du Parti Québécois) décrète un lockout. Ce qui s’ouvre ce jour-là est un extraordinairement long conflit de travail (il durera 765 jours), au dénouement tragique, mais qui a, comme le rappellent Manon Guilbert et Michel Larose, été « rapidement oublié » et qui n’aura « attiré qu’une sympathie minimale de la part du public qui a continué […] à lire fidèlement son quotidien préféré ».

Pourtant, ce qui s’y est joué n’est pas banal et concerne non seulement les relations de travail, mais aussi l’information dans une démocratie, la liberté de la presse et bien d’autres choses encore. L’intérêt de Lockout au Journal de Montréal. Enjeux d’un conflit de travail est justement de nous permettre de revenir sur ces événements pour en méditer la signification et la portée, en les vivant de l’intérieur, avec les travailleurs et travailleuses.

Un conflit de travail
Revenons quelques années en arrière, en 2008, alors que les négociations de la prochaine convention collective s’amorcent. Elles sont tendues et achoppent. Les demandes patronales sont en effet majeures. Elles concernent notamment la flexibilité des emplois et la réduction de leur nombre, la durée de la semaine de travail, le recours à la sous-traitance, l’affaiblissement du syndicat : toutes ensemble, elles redessinent très profondément le métier en général et la manière dont on le pratique au journal en particulier.

Les journalistes sentent que de grands changements risquent de se produire. Certains, proches de la retraite, en profitent pour la prendre, tandis que d’autres quittent ce navire pour un autre (Michel C. Auger et Franco Nuovo, par exemple, iront à Radio-Canada). Arrivent aussi de plus jeunes contractuels, que la direction met en garde contre le syndicat.

Le 24 janvier 2009, le lockout est décrété.

Le journal continue néanmoins à être publié, ce qui est tout à fait bénéfique pour Péladeau, qui n’a plus à payer ses journalistes. Il est réalisé par des cadres, assistés de contractuels, dont des chroniqueurs chevronnés comme Richard Martineau, qui ont fait ce choix.

Les auteurs de ce livre savent raconter et on vit avec eux tous ces moments, parfois tristes, parfois plus heureux, souvent dramatiques, qui jalonnent ce long et triste parcours. On croise de nombreuses personnes, connues ou pas; on vit avec elles de nombreuses péripéties, alors que le conflit s’envenime et se judiciarise et que « la classe politique évite de se mouiller, de prendre position, ou […] le fait bien tardivement ». Le public, lui, reste largement indifférent, tandis que les revenus publicitaires du journal se maintiennent et que son lectorat… augmente! Quand le conflit se termine, sur les 253 artisans et artisanes du journal en grève, 62 seulement retrouveront leur emploi.

Le contexte
Il est important, et les auteurs le font bien, de situer cette histoire dans son contexte. Ce contexte, c’est celui d’un moment historique de mutation des médias, dont les nouvelles technologies sont une des causes majeures, et qui coïncide en outre, en 2008, avec une grave crise économique. C’est aussi celui d’une passation des pouvoirs, des mains d’un fondateur paternaliste ayant un attachement affectif très fort à son journal, où œuvrent des gens considérés comme des collaborateurs et qu’il faut bien traiter, à un fils qui, lui, entretient avec ce journal et ses artisans un rapport bien différent, mercantile et soucieux de rentabilité. Ce que PKP espère notamment, et qu’il obtiendra au terme de ce long conflit, c’est, au nom des économies d’échelle et des profits qui s’ensuivent, de « maximiser la convergence de ses nombreux médias écrits et audiovisuels ». Et c’est ainsi que tandis que PKP se retire du Conseil de presse et annule son abonnement à La Presse canadienne, naîtra ce réseau interne d’échange de contenu appelé QMI (Québecor Média inc.) C’est, dès lors, le rôle et le statut du journaliste qui se trouvent considérablement redéfinis et, par là, soutiennent les auteurs, tout un ensemble de balises qui, à travers la convention collective, contribuaient à définir l’éthique et la déontologie journalistiques.

Des questions à poser
Le conflit que raconte ce livre est une sorte de laboratoire où on peut observer ou anticiper, entre autres, des phénomènes comme l’avenir du journalisme et de l’information, les effets des technologies de l’information et de la communication sur le monde du travail, les liens entre des méga-entreprises comme Québecor et le pouvoir politique et la place et le sens du syndicalisme dans nos sociétés. C’est dire s’il soulève de nombreuses et graves questions.

On donne fort heureusement, dans les derniers chapitres, la parole à plusieurs personnes compétentes qui aident à y réfléchir. Voici quelques-unes des perspectives qu’elles ouvrent. Stéphane Baillargeon s’inquiète que Québecor, après avoir imposé sa loi dans le secteur culturel, ne tente à présent de l’imposer sur le plan idéologique, où il défend un conservatisme fiscal et un conservatisme identitaire avec tous les effets que cela a déjà et aura sans doute sur la vie politique canadienne et québécoise.

Jean-Claude Leclerc nous donne à réfléchir sur les institutions pouvant protéger l’indépendance de l’information et met en garde contre une connivence politico-médiatique pouvant faire des ravages : « Un conseil de presse ou un comité d’éthique peuvent donner l’illusion d’une presse libre et intègre, mais pendant qu’on sanctionne des peccadilles, on laisse s’ériger dans cette industrie les pires détériorations structurelles. » Quant au mouvement syndical, ce conflit, qui a vu PKP parvenir à tuer un syndicat, devrait être l’occasion d’une sérieuse réflexion sur son action et sur les moyens de lutter qu’il préconise, réflexion d’autant plus nécessaire que se répand désormais l’idée que l’ennemi des travailleurs est le syndicalisme lui-même – et le journalisme pratiqué par certains, à Québecor, n’est pas étranger à la montée de cette idée, qui est au demeurant cousine de celle du patron lui-même, qui a écrit que « les syndicats [au Québec] profitent de lois qui désavantagent les entreprises et compromettent la productivité ».

Voilà donc un livre important et qui a le grand mérite de nous aider à ne pas oublier ce qui ne doit pas être oublié et à méditer ce qui doit d’urgence être médité.

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