Regarder la misère droit dans les yeux

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Il existe dans le firmament médiatique des personnes omniprésentes, qui essaiment sur tous les écrans, fréquentent tous les plateaux, qu'ils soient littéraires ou de variétés. Elles distillent sur tout et sur rien des phrases en apparence profondes, des idées faussement originales. On ne se demande plus ce que ces personnes font dans nos salons et depuis quand elles y pénètrent, comme si ces fleurs de la pensée de pacotille avaient toujours fait partie du paysage. Elles font partie du circuit. Fringuées comme des stars qu'elles sont, elles sont de tous les lancements et de toutes les premières. Elles se réclament de la pensée critique mais elles sont plus à l'aise dans la compagnie des puissants que dans celles des humbles.

Nous avons ici Denise Bombardier et les Français (qui ont inventé le genre) possèdent le roi des magiciens de la pensée, Bernard-Henri Lévy, dont le succès médiatique et commercial doit beaucoup à sa crinière romantique et à son faciès de beau ténébreux. Voilà que BHL, entre deux séjours sur la Côte d’Azur ou dans un riad de Marrakech, nous afflige d’un nouveau fourre-tout sur la misère du monde : Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, précédé de Les Damnés de la guerre. On remarquera l’orgie de majuscules : BHL ne se prend pas pour n’importe qui. Dans la première partie, quelques « reportages », souvenirs de l’Ouganda, du Sri Lanka, du Burundi. Textes presque trop bien écrits (il a du style, le BHL !) pour ne pas être passés par le filtre déformant du directeur de collection qu’il est chez Grasset et qui publie son livre. Mais pour l’avoir vu de mes yeux vus dans le lobby d’un hôtel d’Alger faire le gentil avec les pires criminels du gouvernement algérien, pour l’avoir lu alors qu’il se faisait l’écho fidèle de la propagande la plus simpliste contre les islamistes de tout crin et appuyait la guerre totale, je me demande quelle crédibilité il faut accorder à un « reporter » qui ne sait toujours pas que le massacre de Bentalha a été perpétré par l’armée et non par les islamistes. Suivent ces reportages, deux cent quarante pages de réflexions lancées pêle-mêle comme par un philosophe qui cherche désespérément une thèse et qui, pour ce faire, picore à tous les râteliers de la pensée moderne. Voilà pour les amateurs d’encyclopédisme philosophique un merveilleux jouet. Quand on referme ce livre prétentieux, on reste avec une trouble impression de fraude, de fausse représentation. Et on a envie de lui donner son véritable titre : Moi, BHL, célèbre nouveau philosophe, qui avait besoin de publier un livre pour recommencer à passer à la télévision.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos, qui publie L’Aide humanitaire, aide à la guerre ?, n’est pas de la même trempe que BHL. Voilà un homme de terrain qui a vécu au Kenya, en Afrique du Sud et au Nigéria, qui pose de véritables questions, des questions difficiles, en s’appuyant sur une documentation si précise que parfois elle rebute le lecteur. Ce n’est malheureusement pas le genre de livre qui vaudra à son auteur de multiples apparitions à la télévision, mais toute personne qui œuvre dans l’aide humanitaire devrait lire cet ouvrage fascinant qui transgresse plusieurs tabous entretenus par les professionnels de l’humanitaire. Dans les mois qui ont suivi le génocide rwandais en 1994, près de deux millions de personnes, en majorité des Hutus, ont fui leur pays pour s’installer dans ce qu’on appelait à l’époque le Zaïre. Certaines avaient fui de leur plein gré, d’autres, très nombreuses, poussées de force à l’exil par les soldats génocidaires de l’Armée rwandaise. Rapidement, les camps de réfugiés installés par la Croix Rouge Internationale ou le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU sont tombés sous la coupe de ces militaires et de ces miliciens, qui avaient recréé dans les camps les structures d’encadrement de la population qui existaient au Rwanda. Aucune organisation non gouvernementale ne pouvait fonctionner efficacement si elle ne s’appuyait pas sur ces structures pour distribuer aide alimentaire, eau potable ou médicaments. À chaque étape de la chaîne de distribution, les génocidaires prélevaient leur écot, maintenant ainsi non seulement leur contrôle sur les réfugiés dont plusieurs voulaient être rapatriés, mais aussi leurs capacités militaires. Dans les années qui suivirent, la présence et la force de ces troupes qui se nourrissaient de l’aide humanitaire ont constitué un facteur majeur de déstabilisation de la région et ont entraîné des massacres qu’il est impossible de chiffrer.

Pérouse de Montclos, avec une minutie exemplaire, s’attarde longuement sur les cas de la Somalie et de la guerre au Sud-Soudan. Il cite plusieurs témoignages, dont celui d’un responsable de l’ONG française Action contre la Faim : « Les guérillas veulent que nous restions dans la région, et nous aussi, pour d’autres raisons. Mon travail est d’assurer le maintien de Action contre la Faim. Si nous partons du Soudan et que d’autres ONG nous remplacent, nous aurons moins de chances d’obtenir des financements, c’est la triste vérité…Une ONG doit rester sur le terrain, en l’occurrence le terrain qui intéresse les donateurs. » L’auteur cite aussi le cas d’ONG aussi connues que Catholic Relief Services et de World Vision qui acceptent de payer des taxes au mouvement rebelle, la SPLA, pour pouvoir maintenir leurs programmes d’aide.

Même les organisations de l’ONU doivent faire face à cet angoissant dilemme. « Malgré la militarisation croissante des camps de réfugiés en Somalie à partir des années 1980, écrit Pérouse de Montclos, le HCR a ainsi choisi de ne quitter le pays qu’en 1990… Avant cela les fonds de l’organisation avaient largement contribué à financer un régime illégitime, jusqu’à 40% du produit national brut en 1980. »

L’auteur ne fait pas partie de ces gens de la nouvelle droite qui s’opposent à toutes les théories de l’ingérence humanitaire, au contraire. Mais en même temps que les ONG se précipitent en Afghanistan et qu’elles doivent composer avec les seigneurs de guerre, les contrebandiers ou des milices, voici un livre qui a le mérite de ne pas fermer les yeux et de décrire avec justesse les pièges inévitables vers lesquels nous poussent parfois les bons sentiments, la compassion et la solidarité. Voilà une base pour un débat de fond.

Enfin, sur un autre débat qui ne se fait pas assez, l’omniprésence des institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en Afrique et sur les conséquences de la mondialisation libérale, je vous propose le témoignage passionné d’Aminata Traoré, Le Viol de l’imaginaire. Ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traoré représente bien cette nouvelle génération d’intellectuels enracinés dans la réalité africaine et qui croient à la démocratie ainsi qu’à l’État de droit. Essentiel, même dans ses exagérations, dans ses raccourcis, dans ses simplifications pour comprendre le sentiment profond d’aliénation qui gronde chez les réformistes africains.

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Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, précédé de Les Damnés de la guerre, Bernard-Henri Lévy, Grasset
L’Aide humanitaire, aide à la guerre ?, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Complexe/Enjeux du XXIe siècle
Le Viol de l’imaginaire, Aminata Traoré, Actes Sud/Fayard

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