Papa Doc et Oncle Sam

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Contribuant largement à la richesse et à la diversité de l'offre éditoriale québécoise, Lux Éditeur et Mémoire d'encrier publient des ouvrages dans lesquels l'actualité se reflète avec une netteté particulière. Ainsi parla l'Oncle et Les États-Désunis, deux rééditions, ne font pas exception à la règle. Ils nous offrent le portrait de deux humanités niées, vivant à l'écart de la «bonne société» et maintenues par cette dernière en marge de l'histoire.

Ainsi parla l’Oncle est l’un des ouvrages phares du XXe siècle. Considéré comme le premier «manifeste de la négritude», l’essai de Jean Price-Mars, figure éminente de la vie intellectuelle haïtienne, a inspiré toute une génération d’écrivains noirs, d’Haïti ou d’ailleurs. Publié en 1928, alors qu’Haïti était sous occupation américaine et que le racisme multiforme des Blancs achevait de provoquer chez les Haïtiens une douloureuse honte d’eux-mêmes, l’essai de Jean Price-Mars enjoignait la population à relever la tête et à chérir ses racines.

Entre sociologie et ethnographie, théologie et psychologie, Ainsi parla l’Oncle tente dans un premier temps de retracer les origines africaines de la culture haïtienne (mœurs, religion, langue). Avec un étonnant mélange de lyrisme et d’humour, Jean Price-Mars nous entraîne dans une analyse fouillée des conditions géographiques des pays africains d’où provenaient les esclaves importés en Haïti. Il réfute ensuite la thèse selon laquelle la majorité des peuples africains sont animistes, ce qui l’amène à réfléchir de façon poussée au vaudou, auquel il trouve plusieurs points communs avec les grands monothéismes. Price-Mars esquisse également une étude des effets psychologiques de l’esclavagisme et de l’imposition du christia­nisme aux populations haïtiennes. Certaines des plus belles pages d’Ainsi parla l’Oncle montrent d’ailleurs comment l’affirmation religieuse fit office de catalyseur aux révoltes politiques des esclaves.

Dans chacune des conférences regroupées dans ce livre, Jean Price-Mars sait qu’il va à contre-courant. Il mesure les réticences de son auditoire, constitué d’Haïtiens cultivés pour qui les mœurs et les croyances haïtiennes sont arriérées et honteuses. Aussi raille-t-il à plusieurs reprises l’élite du pays, tantôt gentiment, tantôt rudement, afin qu’elle voie enfin la richesse du «folklore», de «la sagesse du peuple».

Récupérée par le régime de Duvalier, cette œuvre d’affirmation identitaire fut, comme bien d’autres, dépouillée de son humanisme pour être transformée en outil de propagande au service du despotisme politique. Si le silence résigné de Jean Price-Mars a déçu ses émules, les plus fidèles d’entre eux n’eurent toutefois pas l’odieux de retirer à l’homme et à l’œuvre toute leur valeur. Ceux qui n’étaient pas haïtiens, comme Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, eurent sans doute moins de mal à pardonner au maître…

Les états quoi?
Toujours à l’affût d’œuvres offrant un point de vue singulier sur l’Amérique d’aujourd’hui, Lux Éditeur nous offre un livre depuis longtemps introuvable: Les États-Désunis de Vladimir Pozner. Hybride de journalisme d’enquête, de récit de voyage et d’essai, cet ouvrage offre un panorama des tensions sociales, des mœurs politiques et de la folie ordinaire qui caractérisent les États-Unis au cœur de la grande crise des années 1930.

C’est en 1936, plus précisément, que Vladimir Pozner visite l’Amérique et recueille les impressions qui forment la matière de ce livre. Français issu de parents russes de confession juive, Pozner a vécu la révolution de 1917 et l’ébu­llition littéraire de cette époque. Poète en russe, prosateur en français, il a déjà quelques publications à son actif lorsque qu’il part à la découverte des États-Unis pour y promener son regard fin et drôle, critique et sensible.

Il ne faut pas chercher dans Les États-Désunis un texte suivi ou une étude patiemment argumentée: Pozner procède par collage. Il insère des passages de ses carnets entre de courtes études de cas, des entretiens personnels entre des citations de journaux, des récits grotesques entre des récits horrifiants. Hétéroclite, l’ensemble distille néanmoins tranquillement sa cohésion, ses traits récurrents, son système — c’est au lecteur de travailler un peu! Mais cet effort est loin d’être pénible, car Pozner écrit des essais comme d’autres écrivent des romans, avec un souffle proprement enlevant, un style rare et une façon de raconter qui révèle l’universel dans le cas particulier.

La réalité qu’il dépeint n’a rien de réjouissant. Du code de service des hôtels Statler à la pauvreté de Harlem en passant par le culte de l’efficiency, les tensions raciales exacerbées, la corruption de la police, les grèves illégales, la culture du crime et les ersatz d’amour — tout, dans ce livre, crie au secours. À Scottsboro, deux jeunes Noirs sont injustement accusés d’avoir violé deux jeunes filles blanches. À New York, un homme tente en vain d’écouler à un prix dérisoire de vieux stocks de lacets. En Virginie, une mine de silice obtient un prix de gros chez un entrepreneur de pompes funèbres pour enterrer les employés qu’elle empoisonne quotidiennement. Dans les médias, un fabricant de bombes lacrymogènes vend son produit en nommant les manifes­tations de grévistes qu’il a permis de disperser. «C’est donc ça, l’actualité américaine?», demande Pozner au romancier John Dos Passos, avec qui il a l’honneur de s’entretenir. Et Dos Passos de lui répondre: «Oui, et en même temps, dans notre Amérique barbare et violente, il existe une ancienne tradition démocratique. La question est de savoir si l’on peut la ranimer.»

Comme le remarque Chomsky dans un bref entretien présenté en conclusion du livre, le tissu social des années 1930 est tramé beaucoup plus serré que celui d’aujourd’hui. La crise économique actuelle se distinguerait de celle que dépeint Pozner par cet esprit de corps qui fit se liguer les chômeurs et
s’organiser les activistes politiques de gauche. Aujourd’hui, observe Chomsky avec pessimisme, Pozner aurait probablement dépeint l’absence d’horizon, l’absence d’espoir en un monde meilleur.

Bibliographie :
Ainsi parla l’Oncle suivi de Revisiter l’Oncle, Jean Price-Mars, Mémoire d’encrier, 520 p. | 39,50$
Les États-Désunis, Vladimir Pozner, Lux Éditeur, 360 p. | 29,95$

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