Leçons de l’Histoire

3
Publicité
Avec Les réformistes, Éric Bédard vient de signer un ouvrage important, qui pourrait bien faire date dans notre historiographie. L'intérêt de ce livre est à mes yeux triple.

Une génération redécouverte
Pour commencer, en se penchant comme il le fait sur l’histoire de cette génération des réformistes ― il s’agit de ces acteurs politiques d’après la rébellion des Patriotes et parmi lesquels figurent Étienne Parent, Louis-Hyppolite Lafontaine, Augustin-Norbert Morin, Georges-Étienne Cartier, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et François-Xavier Garneau ―, Bédard sort d’un oubli relatif des gens qui, après avoir été des héros nationaux, ont ensuite été jugés très sévèrement par le Québec d’après la Révolution tranquille.

Son entreprise n’a rien d’hagiographique, bien au contraire: Bédard cherche simplement à comprendre le parcours de ceux qu’on a ensuite désignés comme les « vilains », voire les traîtres d’un moment historique dont les Patriotes seraient les héros. Parlant de ces réformistes, Bédard décrit comme suit le projet qu’il a poursuivi: « J’ai voulu me laisser imprégner par leur conception des choses, situer leur pensée dans le contexte qui était le leur, et esquisser le contour de leurs idées en sachant que c’est toujours en situation que celles-ci prennent forme. »

Bédard met de la sorte en lumière une génération qui, en s’efforçant de faire face aux défis de son temps, rencontre la realpolitik et est contrainte de prendre la mesure du poids des contingences et du lourd tribut que réclament l’action et l’engagement. On continuera à juger bien différemment ces gens et leur action, nul n’en doute, mais le riche et informé portrait qu’en dresse Bédard ne pourra être ignoré de quiconque veut réfléchir sur cette époque.

Des leçons pour aujourd’hui
Le deuxième intérêt de ce livre tient au fait que Bédard suggère que, par certains aspects, l’époque qu’il décrit ressemble à la nôtre et que nous avons donc des enseignements à tirer de la manière dont cette lointaine génération a résisté à la morosité et au cynisme qu’aurait pu engendrer la situation, bien pire que la nôtre, à laquelle elle était confrontée.

Cet aspect du travail de Bédard intéressera au plus haut point toutes les personnes qui aspirent, elles aussi, à affronter lucidement les immenses défis qui sont aujourd’hui les nôtres et à résister à leur tour au cynisme et à la morosité (ce qui, bien entendu, peut, ou non, emprunter la voie de la politique active). On le voit: Bédard n’ignore pas que c’est (au moins en partie) en fonction de nos problèmes et de nos préoccupations que nous interrogeons le passé. Et c’est ici que se situe le troisième niveau d’intérêt de son travail.

Une histoire politique
Le livre de Bédard participe en effet, on peut l’espérer, à un retour et à un renouveau de l’histoire politique et nationale, un temps hégémonique chez nous, mais depuis quelques décennies éclipsée ― comme cela a souvent été le cas ailleurs ― par des approches nouvelles, par exemple thématiques, et inspirées notamment de l’École des Annales et des cultural studies. Bédard n’en nie ni les mérites ni l’importance. Mais il insiste pour souligner ce qu’a d’irremplaçable une histoire politique digne de ce nom et nous offre un brillant exemple de ce qu’elle est susceptible d’apporter.

En plus de toutes ces qualités, Les réformistes est un livre d’une écriture remarquablement claire, qui sait rendre vivants les personnages et les situations qu’il décrit, ce qui en rend la lecture palpitante. Bédard a précisé que son ouvrage est issu de sa thèse de doctorat, mais hormis le fait qu’on voit bien qu’il est appuyé sur une solide documentation et qu’il est manifestement le fruit d’un long et minutieux labeur, il n’en paraît rien. Et c’est tant mieux, car cela contribuera à faire en sorte que Les réformistes rencontre le large lectorat qu’on lui souhaite.

Il y a vingt ans, LE mur
Cet automne nous donne une autre occasion de méditer sur l’histoire. Car on s’en souvient, la chute du mur de Berlin est survenue il y a vingt ans, durant la nuit du 9 au 10 novembre 1989 ― le fameux mur avait commencé à être érigé entre le 12 et le 13 août 1961. Cet anniversaire, qui a marqué la fin du Bloc de l’Est, a été célébré par de nombreuses commémorations de toutes sortes parmi lesquelles,
bien entendu, la sortie d’une pléthore d’ouvrages qui décortiquent l’événement et tentent d’en dégager la signification.

Malgré tout ce qu’on apprend dans ces livres, on reste néanmoins sur sa faim et, du moins en ce qui me concerne, sur la conviction que l’indispensable recul historique n’est toujours pas pris, sans doute parce que ces événements sont trop récents. L’historien, ici, n’a pas l’avantage que procure à Bédard l’éloignement temporel.

La singularité de l’événement (la chute du mur), sa dimension soudaine et spectaculaire, occultent, me semble-t-il, la continuité de l’histoire. Car après tout, quand ces régimes immondes se sont écroulés, l’histoire, contrairement à ce qu’on serinait alors, ne s’est pas terminée. De plus, et malgré ce qu’on nous en dit trop souvent, pour le Bloc de l’Ouest, la guerre froide avait en grande partie signifié la poursuite de politiques anciennes sous de nouveaux prétextes. Quand elle a pris fin, on en a trouvé de nouveaux pour justifier la poursuite des mêmes politiques au service des mêmes fins ― ce furent cette fois la sécurité, la guerre au terrorisme, l’humanisme militaire ou le devoir d’intervention.

Cela dit, parmi tous les titres proposés par les éditeurs pour commémorer ces événements, je pense que l’ouvrage de Marc Ferro, un éminent historien, est un des meilleurs. Le mur de Berlin et la chute du
communisme
expliqués à ma petite-fille a en effet tous les mérites des titres de cette sympathique collection, où l’érudition est mise au service d’un exposé accessible au néophyte dans le cadre d’un dialogue imaginaire plein d’empathie. (Une réédition corrigera la date de l’élection de Jean-Paul II, qui est 1978 et non 1973, en page 22.)

Mais il se pourrait aussi que la mémoire immédiate soit mieux servie par l’image que par l’essai. En bout de piste, c’est en tout cas à un superbe recueil de photographies légendées que je dois mon plus agréable retour vers ce monde d’avant 1989. L’ouvrage s’appelle Berlin. Le mur, et il est de ceux qu’on laisse traîner sur la table à café pour le plaisir des amis.

Bibliographie :
Les Réformistes, Éric Bédard, Boréal, 416 p. | 27,95$
Le mur de Berlin et la chute du communisme expliqués à ma petite-fille, Marc Ferro, Seuil, 124 p. | 15,95$
Berlin. Le mur, Collectif, Fatjaine, 60 p. | 32,95$

Publicité