Le retour de la Russie impériale

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La Russie fut, est et demeurera un empire. Au cours d'une expansion territoriale commencée au XIVe siècle et stoppée par la destruction de l'Union soviétique en 1991, la Russie a toujours maintenu une attitude et une domination impériales. Son histoire est celle d'un empire. Aujourd'hui, après une période de repli, la Russie domine des peuples et lorgne son «étranger proche» perdu avec la fin de la guerre froide. Elle est, sur tous les plans — idéologique, militaire, économique et géopolitique — une entité politique impériale.

Gorbatchev a liquidé l’empire soviétique. Son successeur, Boris Elstine, a rétabli la vieille Russie et l’a consolidée. Le maître actuel du Kremlin, Vladimir Poutine, reconstruit sa puissance économique et travaille d’arrache-pied à rebâtir un tout autre empire, plus postmoderne, mais combien identique dans ses réflexes de domination et d’influence. La Russie n’a jamais accepté d’être un pays comme les autres et toute son histoire impériale, si superbement racontée par Hélène Carrère d’Encausse dans L’Empire d’Eurasie, démontre à l’envi son obsession de grandeur, même pendant les périodes les plus tragiques et les plus noires de son histoire.

Tel un phénix renaissant
Tout empire est le fruit d’une ambition de conquête, de mainmise. Il est mû par le pouvoir, la prédation, l’idéologie, parfois la peur d’être soi-même conquis et subjugué. La géographie joue un grand rôle dans son expansion et, surtout, dans sa durée. Pour la Grande-Bretagne, le fait d’être une île ne l’a certes pas empêchée de bâtir un des plus grands empires du monde, mais l’a certainement condamnée à un déclin rapide. Rome et Byzance ont duré presque mille ans, la Russie dure, sous une forme ou une autre, depuis quatre siècles. Elle est aujourd’hui le seul empire dans l’acception classique de cette notion : dimensions, durée, maintien d’un contrôle direct sur des peuples et leurs richesses et d’une influence certaine, parfois déterminante, sur des États entiers de sa périphérie.

La célèbre académicienne française retrace les grandes étapes de l’extraordinaire aventure impériale russe. Les Russes, un peuple dominé par les Mongols, secouent leur joug au XIVe siècle et entament une lente mais décisive conquête de la masse eurasienne, et cela, dans toutes les directions. D’abord, les princes russes s’assurent de l’unité de leurs terres longtemps divisées par le jeu cruel des chefs de la Horde d’Or. Puis, systématiquement, la Russie s’empare des terres qu’elle considère comme son héritage historique, religieux, géopolitique : l’Ukraine, la Pologne, les pays baltes, le Caucase, la Sibérie, l’Asie centrale. Tout cela représente une immense plaine, sauf pour le Caucase, où Moscou va déverser son trop-plein de moujiks, de bandits, d’aventuriers et de colons à la recherche d’un nouveau monde ou fuyant la tyrannie de la monarchie absolue. L’expansion de la Russie, écrit Carrère d’Encausse, «se sera surtout réalisée par la force, par la conquête des populations et parfois de terres à peine habitées, mais aussi, dans certains cas, avec l’accord des États». La conquête ne fut pas de tout repos. La Russie dut utiliser maintes stratégies, dont la plus vieille, celle qui consiste à diviser pour régner, afin de construire son imperium. La force oui, mais la cohabitation dans un espace commun, contrairement à l’empire britannique, posa de façon aiguë «le problème des rapports entre dominants et dominés qui (…) durent apprendre à vivre ensemble en dépit de leurs différences.» Les Russes ont réussi, mais à quel prix : révoltes, massacres, déportations de peuples. Un empire construit sur un monceau de cadavres.

L’empire est l’empire et, tel un phénix renaissant de ses cendres, la Russie, qu’elle soit orthodoxe, communiste ou capitaliste, a poursuivi son destin malgré les obstacles géographiques, les soubresauts politiques, les guerres de religion ou d’idéologie. Aux tsars ont succédé les commissaires, eux-mêmes remplacés par les oligarques mi-capitalistes, mi-féodaux. Poutine, toujours un mystère, tente une synthèse. On ne sait si cela réussira, mais chose certaine, l’empire, lui, est toujours présent – les Tchétchènes en savent quelque chose – et cherche même à retrouver des territoires perdus. En effet, si l’expansion vers l’Ouest a échoué, Moscou se tourne de plus en plus vers les États de l’Est, vers l’Asie —  d’où le titre du livre — et le Caucase: la Géorgie, l’Azerbaïdjan, les États d’Asie centrale tentent de contrer ses manigances. La Russie, intrinsèquement européenne et asiatique, serait en train, écrit l’académicienne, de renouer avec l’idéologie eurasienne du début du XXe siècle, première étape, sans doute, vers un nouveau rêve d’empire.

Un univers concentrationnaire
Tout empire est nécessairement un univers concentrationnaire. Le pouvoir émane de la capitale et est concentré entre les mains, jadis, de l’empereur, ou, aujourd’hui, d’un chef d’État entouré d’une petite clique de courtisans. Le peuple vainqueur est colonisateur et missionnaire de la religion et de l’idéologie. Les peuples soumis sont la chair à canon des guerres d’empire, la force brute de sa richesse et de son expansion. L’empire soviétique n’existe plus, mais dans la Fédération de Russie, le tiers des quatre-vingt-neuf provinces portent le nom d’une nationalité. Le pouvoir ne se partage pas dans une telle configuration politique et géographique. Ceux qui le contestent en paient le prix. À Rome on reléguait les dissidents aux confins de l’empire ou, pire encore, on les condamnait aux galères ou aux fauves dans les arènes. Londres exilait en Australie, l’Espagne construisit le premier camp de concentration à Cuba. La Russie des tsars va aménager un vaste goulag de camps et de lieux de relégation, qui va prendre la dimension d’un univers dantesque avec les bolcheviks. Anne Applebaum, journaliste américaine, marche dans les pas d’Alexandre Soljenitsyne et nous offre la première relation globale du goulag.

Puisant dans une masse encore à peine explorée d’archives et de témoignages, elle narre la vie quotidienne dans cet archipel de camps aux dimensions uniques au monde avec minutie et respect. Anne Applebaum évite le pathos et, avec sa prose sèche et descriptive, rend l’horreur encore plus révoltante. Instrument du pouvoir communiste, les camps, écrit-elle, «devinrent rapidement une nation à l’intérieur de la nation, presque une civilisation à part entière, avec ses propres lois, sa diversité sociologique, sa littérature, son folklore, son argot, ses coutumes». L’empire a beau être totalitaire et tentaculaire, il ne peut venir à bout de tous les hommes. Le goulag a péri. Il subsiste pourtant un doute. La Russie demeure un empire où les libertés sont chaque jour un peu plus restreintes. Verra-t-on un jour renaître les camps? L’Histoire a de ces retournements.

Bibliographie :
L’Empire d’Eurasie, Hélène Carrère d’Encausse, Fayard, 500 p., 39,95 $
Goulag, une histoire, Anne Applebaum, Grasset, 715 p., 44,95 $

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