L’Occident en question

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L'Histoire s'accélère. L'Histoire surprend. Depuis une quinzaine d'années, le monde occidental est secoué par des événements aussi fondateurs que déstabilisants. Chaque fois qu'on croit atteindre une étape structurante des relations internationales, un nouvel événement surgit et bouleverse la donne. Trois d'entre eux nous ont interpellés et continuent à nous désorienter quant à leurs effets à long terme.

La chute du Mur de Berlin en 1989 a mis un terme à la guerre froide et unifié l’Occident en faisant basculer l’Est à l’Ouest. Elle a aussi propulsé les États-Unis au rang d’hyperpuissance. Pour certains, cette nouvelle configuration allait déboucher sur des temps heureux. Les grands conflits devenaient impossibles et le monde adoptait de plus en plus le libéralisme politique et économique, ce qui marquait la « fin de l’Histoire » selon l’expression de Francis Fukuyama.

L’Occident vole en éclats

Les attentats du 11 septembre 2001 sont venus rappeler, aux Occidentaux en général, et aux Américains en particulier, la complexité et la brutalité d’un monde dont les évolutions ne se limitent pas aux seules manifestations de son occidentalisation apparente. Oui, certaines pratiques politiques, culturelles et sociales occidentales influencent profondément la plupart des nations. Pourtant, ces dernières manifestent envers ces influences une résilience extraordinaire et une capacité d’adaptation surprenante. Des groupes, au sein de ces nations, s’emparent même des instruments occidentaux — technologies militaires et technologies de l’information — pour les retourner avec une cruauté inouïe contre leurs exportateurs. À la faveur du massacre de New York, l’Occident a fait front et déclenché une lutte sans merci contre un hyperterrorisme dont les effets pourraient être encore plus dévastateurs s’ils ne sont pas combattus.

Pourtant, le 11 septembre s’est révélé n’être qu’un événement parmi tant d’autres qui rythment la sortie du monde de la bipolarité et son entrée dans une grande période d’incertitude. L’unité apparente de l’Occident a volé en éclats lors de la crise irakienne de 2003. Cette fois, la fracture ne s’est pas seulement installée entre les États-Unis et une partie du monde, particulièrement l’aire islamique, mais au sein même de l’Alliance atlantique, censée être depuis la Seconde Guerre mondiale le pilier de la sécurité internationale. Oh ! bien entendu, la fin de l’empire soviétique avait déjà privé l’Occident de son ennemi, de l’élément unificateur qui le rassemblait autour du grand frère américain. Déjà, des tensions étaient apparues dans le camp atlantique entre l’administration Clinton et les Européens. Tout cela restait gérable. Depuis 2003, l’agression américano-britannique contre l’Irak a approfondi les malentendus et élargi le fossé qui se creusait entres les deux côtés de l’Atlantique.

Est-ce alors la fin de l’Occident, comme semble l’indiquer le titre de l’ouvrage de François Heisbourg, La Fin de l’Occident ? L’Amérique, l’Europe et le Moyen-Orient ? Auteur prolifique et fin connaisseur des affaires internationales, Heisbourg le pense. Il n’a rien d’un révolutionnaire ou d’un antiaméricain. Bien au contraire. C’est un habitué des cercles du pouvoir occidental, tant politique qu’intellectuel. Ses critiques contre l’administration Bush et son constat plutôt pessimiste sur les relations entre Occidentaux n’en sont que plus forts. Les États-Unis d’une part, et l’Europe d’autre part, empruntent des trajectoires différentes dans leurs rapports au reste du monde, écrit-il. Les Américains sont déterminés à défendre à tout prix leurs positions « dans un monde perçu comme toujours plus menaçant, avec en contrepoint la mise en route d’une prophétie autoréalisatrice dans laquelle le paranoïaque crée, ou pour le moins nourrit, l’inimitié qu’il dénonce » alors que les Européens construisent « une zone de paix, de droit et de prospérité », modèle pour le reste du monde, tout en refusant de se donner « les moyens d’en gérer les conséquences stratégiques » chez eux comme à la périphérie. Ces deux grandes évolutions sonnent la fin de « l’Occident unique » et débouchent sur la naissance d’un « temps des Occidents multiples » dont l’auteur espère qu’il « peut aussi être celui d’une relation transatlantique régénérée. » L’espérance est belle, mais on a bien l’impression que l’auteur n’y croit pas. Et pourquoi en serait-il autrement? L’avenir risque encore de tous nous surprendre et de bouleverser à nouveau la donne.

Le Moyen-Orient au cœur du contentieux

Quel que soit le destin de la communauté occidentale, une réalité demeure : le problème du Moyen-Orient est devenu un élément central du contentieux transatlantique. Il est en fait à l’origine de ce nouveau grand schisme d’Occident. Le comportement américain face au conflit israélo-palestinien, en Irak, et dans la région, alimente un profond ressentiment de la part des populations et des élites locales qui estiment que « tout ce qui se passe ou ne se passe pas est le fruit d’une volonté ouverte ou cachée des Américains », s’accordent à dire François Heisbourg et Rashid Khalidi. Cela a des effets en Europe, où les principaux États ont des relations délicates avec le Moyen-Orient et où 20 millions de musulmans pèsent sur les décisions.

Khalidi, professeur d’études arabes à l’université de Columbia, n’exonère pas pour autant les Européens, les Français et les Britanniques en particulier, de leurs responsabilités dans les drames qui affligent le Moyen-Orient. Il décrit le chaos dans lequel est plongée cette région non seulement depuis l’intervention américaine en Irak, mais depuis que les Occidentaux y manipulent le destin de peuples entiers au lendemain de l’invasion de l’Égypte par Napoléon Bonaparte en 1798. Dans une région du monde qui a la mémoire longue, les Américains, écrit l’auteur dans L’Empire aveuglé : Les États-Unis et le Moyen-Orient, font preuve d’une incroyable ignorance de l’histoire et de ses enseignements. Les Britanniques et les Français ont lamentablement échoué parce qu’ils avaient refusé de prendre toute la mesure du nationalisme local, du rejet de l’occupation et de la prégnance d’une culture de résistance. Les Américains font face à une configuration semblable et leur croisade pour « la liberté et la démocratie » se fracassera sur les mêmes écueils. Le prix de l’intervention et de l’occupation sera lourd à payer.

Rashid Khalidi voulait écrire un ouvrage qui s’adresse au public « avec autant de clarté et d’intelligibilité que possible ». Là où Heisbourg réussit, Khalidi échoue. Son livre, desservi par une traduction qui aurait dû être une adaptation, est une suite ininterrompue d’éructations sur les errements américains. Certaines de ses analyses sur la situation au Moyen-Orient sèment la confusion plus qu’elles n’éclairent la problématique. Il n’en reste pas moins que les deux auteurs concluent semblablement : l’impasse de la politique américaine au Moyen-Orient aggrave et complique la capacité de faire face à l’hyperterrorisme et de régler le différend israélo-palestinien. Et, là, il n’est pas certain que les Occidents multiples puissent réellement coopérer.

* Jocelyn Coulon est professeur invité au Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. Il est aussi commentateur de politique étrangère à La Presse.

Bibliographie :
La Fin de l’Occident ? L’Amérique, l’Europe et le Moyen-Orient, François Heisbourg, Odile Jacob, 272 p., 39,95 $
L’Empire aveuglé : Les États-Unis et le Moyen-Orient, Rashid Khalidi, Actes Sud, 263 p., 41,95 $

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