Décoder le monde

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L'époque est tragique, dit-on. Tout semble se dérégler: le terrorisme et les armes de destruction massive prolifèrent, les relations entre les grands États se tendent, l'Europe est paralysée, l'Afrique s'enfonce, l'islamisme prospère. Bref, il en va des relations internationales comme du journalisme: une bonne nouvelle n'est pas une nouvelle, seules les mauvaises ont droit au chapitre. C'est normal, puisqu'elles nous préoccupent. Mais pour décoder le monde, faut-il simplement en souligner les malheurs? Trois ouvrages jettent des regards croisés et contradictoires sur l'état du monde et son avenir prévisible.

Posture nietzschéenne
Il y a plus d’un siècle, en 1905 précisément, une série d’événements — la première révolution russe, la crise de Tanger, la guerre russo-japonaise — annonce une funeste catastrophe: la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, si on n’y prend garde, le développement de l’arme nucléaire par l’Iran et la Corée du Nord, les tensions autour de Taïwan, la montée en puissance de la Chine, l’inquiétante stagnation du monde arabe et la violence qu’elle engendre nous réservent des lendemains tragiques. Thérèse Delpech, spécialiste mondialement connue des questions stratégiques, nous avertit: le XXIe siècle risque de ressembler au dernier et le retour de la sauvagerie, sinon de la barbarie, est déjà commencé, comme en font foi les tragédies rwandaise et bosniaque ou les attaques du 11 septembre.

La spécialiste française dresse donc un portrait tout en noirceur du monde actuel et de son avenir proche. Elle vise juste sur quelques sujets. Pourtant, il y a dans cet ouvrage quelque chose de faux, de malhonnête. Mme Delpech aligne les clichés et les caricatures comme d’autres enfilent les perles. Le danger, écrit-elle, vient de l’Est, de l’Orient, ce magma de peuples d’où émerge la Chine, puissance redoutable, et dont l’insolence est de vouloir transformer à son profit les rapports de force au XXIe siècle, et ce, avec «le moins de scrupules sur les moyens employés pour y parvenir.» Le danger vient aussi de l’Iran dont les dirigeants, hirsutes et fanatiques, osent aussi défier l’ordre du monde pour le changer. Et, qui sait, avec des armes nucléaires. Enfin, le danger vient de ce monde arabe, figé dans le temps, où l’islamisme radical recrute aussi vite que la peste tuait au Moyen Âge. Pendant que ces forces malignes au teint jaunâtre s’apprêtent à nous fondre dessus, où est l’Europe, où est l’Occident? e part, ou presque. L’Europe est avachie, «incapable de comprendre les problèmes» et souffre «d’une dégradation intellectuelle dont l’invective, l’absence de débat et la confusion des idées donnent des illustrations troublantes». L’Occident a réduit la politique aux seuls problèmes économiques et «les chefs
d’États ne voyagent qu’accompagnés de représentants de valeurs boursières.» Nous sommes devenus Munichois et «la force spécifique qui vient de la conviction est dans l’autre camp», c’est-à-dire chez les terroristes islamistes. Bref, la sauvagerie, la vitalité, la détermination sont chez les autres et nous — Européens et Américain — n’avons jamais rien fait à personne, sommes épuisés, attendons, comme des agneaux, d’être égorgés.

Dans ce livre prétentieux, constellé de citations de grands auteurs dont l’effet est parfois risible, on décèle la posture nietzschéenne: voilà le monde et je vous aurai averti. Mme Delpech a le ton impératif et ne laisse place à aucun débat. Son livre est truffé de jugements d’autorité, d’invectives rageuses et d’affirmations spécieuses. Elle traficote les faits pour appuyer sa thèse (comme elle a soutenu la guerre contre l’Irak, elle sait de qui tenir). Récemment, dans le mensuel L’Histoire, elle justifiait toute sa démarche intellectuelle par le souci d’inciter le monde à «retrouver le sens de la responsabilité individuelle». Voilà un objectif louable mais, avant de guider les autres, encore faudrait-il à Mme Delpech le courage et la décence de retrouver le sens de la vérité.

Lire les évolutions
Laissons la cartomancie à sa devineresse. Gilles Andréani et Pierre Hassner, d’un côté, Thierry de Montbrial et Philippe Moreau Defarges, de l’autre, ont réuni des auteurs dont l’ambition est plus modeste et plus sensée: lire les évolutions et offrir quelques pistes pour les comprendre et y faire face. Dans Justifier la guerre?, une quinzaine d’experts s’efforcent de penser le recours à la force face aux violences nouvelles: guerres civiles, nettoyage ethnique, génocide et hyper-terrorisme. Deux thèses s’affrontent: les partisans de la force, dont l’expression brutale est la guerre contre l’Irak, et ceux du droit, toujours attachés aux normes et à la diplomatie sans pour autant être opposés à des interventions ponctuelles. Peut-on concilier ces vues? Les réponses ne sont pas toutes faites, constate Hassner, pour qui la communauté internationale a besoin «d’une morale provisoire pour temps de crise, et des institutions suffisamment flexibles pour pouvoir s’y adapter, suffisamment stables pour avoir une chance de modérer la violence ici et là.»

Pour leur part, les auteurs du Ramses 2006 couvrent un large spectre des relations internationales: les questions militaires, l’économie, les développements politiques en Europe, au Maghreb, en Russie et en Chine, tout en offrant de courts essais sur une quarantaine d’autres questions et situations. Le Ramses est un rapport annuel, une encyclopédie de l’actualité qui fait une large place aux statistiques sans pour autant délaisser l’analyse et la prospective. Ici, aucune imprécation, les auteurs préférant l’exactitude des faits, première condition à des analyses rigoureuses. Soixante ans après la guerre, le monde est en recomposition, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il soit plongé dans le chaos. Ainsi, si l’Union européenne panse ses plaies après le rejet de la Constitution, elle en a vu d’autres et son chantier est toujours en construction. Le partenariat transatlantique sort amoché de la crise irakienne, mais Américains et Européens restent les moins mauvais alliés possibles. Il y aura réconciliation sans subordination. Au Moyen-Orient, malgré des situations locales fragiles, les jeux sont loin d’être faits en faveur des islamistes radicaux, car de vraies forces de progrès agissent à l’intérieur des sociétés civiles. Enfin, la Russie vacille entre le progrès économique et la régression politique. Le défi, pour elle, est d’arriver à limiter les inerties et à mobiliser les énergies.

Le XXIe siècle a commencé par d’immenses feux d’artifice et par l’irruption d’un terrorisme mondialisé. L’espoir et la tragédie sont les revers d’une même médaille, celle de l’aventure humaine. Son destin nous est inconnu et n’est pas écrit d’avance, mais nous savons une chose: nous avons traversé les épreuves du siècle passé.

Bibliographie :
L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Thérèse Delpech, Grasset, 366 p., 34,95 $
Justifier la guerre?, Gilles Andréani & Pierre Hassner (dir.), Presses Sciences Po, 364 p., 37,95 $
RAMSES 2006. 60 ans après la guerre, un monde en recomposition, Thierry de Montbrial & Philippe Moreau Defarges (dir.), Dunod, 330 p., 73,95 $

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