Ah ! les journalistes !

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Ah ! les journalistes ! Ces « fouille-merde », ces « chiens galeux » ! Ils sont accusés de tout. Pour les uns, ils n'en font jamais assez, ou sont à la solde des pouvoirs politiques, financiers ou culturels. Pour les autres, ils forcent le trait, manipulent l'opinion, avilissent la vie en société. Ignorants, arrogants, serviles, la litanie des épithètes lancées à leur égard est inépuisable. Alors, il fait bon tirer dessus. Mario Cardinal n'a pas résisté à la tentation. Le Français Gérard Spitéri s'y est refusé, préférant livrer une analyse plus complexe et nécessairement plus subtile de leur travail.

La « marchandisation » de l’information

Mario Cardinal pratique le journalisme depuis cinquante ans. Il a travaillé dans les milieux de la presse écrite et des médias électroniques, dont Radio-Canada. C’est donc à partir d’une vaste expérience et d’exemples bien connus, comme l’affaire Normand Lester, la guerre contre l’Irak et l’attitude de la presse canadienne-anglaise face au Québec, qu’il pose un regard acéré sur les médias, ses artisans comme ses propriétaires. Les journalistes d’aujourd’hui, écrit l’auteur, maîtrisent mal la langue (ce qui est vrai), n’ont pas toujours la compétence ou la passion nécessaires dans ce métier (c’est discutable), sont trop proches de leurs sources (vaste débat), sont mus par leurs penchants idéologiques (normal, ce sont des humains, pas des machines) et sont devenus des tâcherons de la dépêche au détriment de la qualité de l’information (c’est un avis que défendait déjà Zola) ou des porteurs de micro au service du divertissement (de tout temps, les journaux ont été très people). Quant aux médias, ils sont sous l’influence des puissances d’argent (rengaine entendue au XIXe siècle) et, entre leurs mains, l’information est devenue une marchandise (va-t-on mener un jour un véritable débat sur ce poncif?).

Diantre ! le tableau n’est pas joli, mais est-ce la réalité ? Toute la réalité ? Je n’en crois rien, car, après tout, si les médias, comme l’écrit l’auteur, se « complaisent dans les historiettes de quartier » alors que « nous vivons sur une planète qui est en train de basculer dans une monstrueuse dialectique manichéenne (…) », c’est, qu’avant, il devait y avoir un paradis ou quelque chose de meilleur qu’aujourd’hui. Les journalistes étaient des héros, les médias, des redresseurs de torts au service de la veuve et de l’orphelin, l’information soupesée, analysée, le public nombreux, éduqué et combatif. Nous aurions donc régressé par rapport à cet âge édénique. Cette interprétation du passé et du présent est caricaturale.

Mario Cardinal a voulu donner de la crédibilité à son pamphlet en évoquant des affaires connues. Il m’est difficile de juger de l’exactitude de son argumentaire à propos du traitement médiatique de la série Le Canada, une histoire populaire ou au sujet de l’affaire Normand Lester. Mon sentiment, mais c’est un sentiment, est qu’il frappe fort et juste. Pourtant, même là, je ne peux m’empêcher de douter après avoir lu son chapitre sur le soi-disant « asservissement des médias américains » pendant la guerre contre l’Irak en 2002-2003. L’auteur charge. Que les médias aient été patriotes et aient fait preuve d’un certain relâchement, je veux bien, mais que « la noirceur qui s’est abattue sur les réseaux américains de télévision pendant la guerre d’Irak » ait eu « des similitudes avec celle qui étouffait la presse soviétique aux heures les plus sombres du régime communiste », là, l’auteur pète les plombs. Il en veut pour preuve l’absence sur CNN, Fox News et MSNBC d’information à propos de plusieurs événements pendant le déroulement quotidien de la guerre. À moins de jouir du don d’ubiquité, personne ne peut regarder ces trois chaînes en même temps, toute la journée et pendant un an d’affilée. Ainsi, ce que Mario Cardinal ne voit pas, n’entend pas ou ne lit pas n’existe pas. Or, pour avoir écrit un livre sur la guerre contre l’Irak, et, regardé CNN et lu le New York Times et le Washington Post tous les jours pendant cette période, je peux réfuter bon nombre de ces affirmations.

Une exigence personnelle

Les médias canadiens ont-ils fait mieux ? Globalement oui, écrit Mario Cardinal, qui rend hommage aux analystes de la chaîne RDI, dont j’étais, pour leur compétence et leur neutralité remarquable. Là encore, j’ai tiqué. En ce qui me concerne, compétent, peut-être, neutre, jamais. Tous les téléspectateurs de Radio-Canada et les lecteurs de La Presse savaient que j’étais contre la guerre, et je ne me gênais pas pour le dire. Mario Cardinal m’a-t-il bien écouté et lu ?

Les médias américains n’ont pas été partiaux pendant la guerre, comme l’indique une étude publiée récemment par le Projet pour l’excellence en journalisme de l’université Columbia, où sont analysés 2200 reportages diffusés à la télévision, dans les journaux et sur les sites Internet. Les médias ont louvoyé, certes, comme on peut le faire lorsqu’un pays est en guerre et que le traumatisme touche des journalistes qui sont aussi des hommes et des femmes. Je n’excuse rien : je tente simplement de mettre en contexte. D’ailleurs, le traitement de la guerre par la presse française aurait dû intéresser Mario Cardinal. J’ai conservé les pages Irak du Monde, du Figaro et de Libération. Le parti pris anti-guerre était tel qu’il vaudrait bien une étude. Les médias français, à l’instar du New York Times, se sont-ils excusés de leurs dérives ? Non, écrit Gérard Spitéri, dans son ouvrage Le Journaliste et ses pouvoirs, car « cette déontologie en acte est inconnue en France, où l’on se bat moins pour l’exactitude des faits que pour le poids des idées ».

Le livre de cet ancien rédacteur en chef des Nouvelles littéraires porte sur la presse écrite et se veut historique, sociologique et factuel. Il nous réconcilie avec la profession. Rien ici de manichéen. Spitéri expose et décrit les forces et faiblesses des journalistes, les compromis quotidiens avec la réalité, les marges de manœuvre étroites dans lesquelles se débattent les grands groupes de presse. L’auteur est formel : « La presse écrite est généralement de meilleure qualité qu’autrefois », et c’est pour cette raison qu’elle est en mesure de retrouver une nouvelle vitalité face aux médias électroniques en s’engageant dans le journalisme d’opinion. Par ce terme, il faut entendre « des jugements éclairés, des prises de position affranchies des lieux communs comme des controverses artificielles, une qualité d’analyse qui entraîne la conviction. » On est loin des imprécations et plus proche de l’espérance.

Je sors toutefois de la lecture de ces deux livres un peu insatisfait. Je suis de ceux qui croient que l’information est une exigence personnelle de la part du lecteur, du téléspectateur. Aujourd’hui, le citoyen ne peut plus prendre prétexte des conditions politiques et économiques pour excuser son ignorance et son impuissance. La multiplicité des sources, la facilité technique d’y accéder et la gratuité grandissante ouvrent des avenues de connaissances inimaginables il y a quarante ou cent ans. Oui, le public a le droit à l’information, mais il a aussi un devoir, celui de s’informer. Il aurait été intéressant de voir cet aspect de la circulation de l’information abordé par les deux auteurs.

Bibliographie :
Il ne faut pas toujours croire les journalistes, Mario Cardinal, Bayard Canada, 284 p., 25,95 $
Le Journaliste et ses pouvoirs, Gérard Spitéri, PUF, 336p., 49,95 $

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