Retour à la terre, le poing en l’air

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François Samson-Dunlop et Alexandre Fontaine Rousseau ont lancé cet automne un titre important, à la fois pour la jeune maison d’édition La mauvaise tête, qui s’affirme ainsi comme voix singulière du 9e art québécois, mais aussi pour leur bibliographie. Car Poulet grain-grain, second opus du tandem après Pinkerton, jubilatoire dissection d’un échec amoureux à travers l’album anthologique du groupe Weezer, les positionne comme créateurs incontournables du médium. 

Après avoir visionné un terrifiant documentaire levant le voile sur la maltraitance infligée à la volaille d’élevages industriels, l’un des deux protagonistes embrasse le projet de devenir un producteur socialement responsable. Mû par une louable volonté de produire des poulets d’une qualité supérieure, traités avec amour, considération, voire tendresse, il fait l’acquisition d’une fermette qu’il tentera de transformer, non sans embûches, en pinacle de résidence de soins palliatifs avant le grand voyage gastronomique.

Les jeunes auteurs de cette folâtre prémisse du retour à la terre nous servent, avec une prose tonique, bonifiée d’un graphisme dépouillé et inventif, un regard à la fois drolatique et acerbe sur notre monde déshumanisé. Cette volonté d’offrir un monde meilleur à cette espèce s’étant fait damer le pion dans la sacro-sainte assiette de déjeuner par l’industrie porcine, dont le lobby est à n’en point douter des plus puissants, n’est-elle pas après tout une transposition sociétale des laissés pour compte qui brandissent le poing en signe de contestation, ceux-là mêmes qui se mobilisent dans les rues et sur l’autoroute informatique?

En cette ère des pseudo-spécialistes « starlettes » autoconsacrés (économistes, politicologues, et autres commentateurs patentés de tout acabit) qui assènent leurs théories improbables et vides de sens, le duo Dunlop/Rousseau use de graphiques et d’analyses sémiologiques poussées pour mieux appuyer leurs propos. En plus de rivaliser d’inventivité et d’intelligence, ils offrirent d’inoubliables moments d’hilarité, le tout badigeonné de sauce Sriracha et agrémenté de références à Superman, Bruce Springsteen, Michel Vaillant et d’une enlevante partie de Mille Bornes. Comme quoi la comédie peut et doit être vectrice de réflexion, et non pas un simple véhicule désincarné propice à de vils épanchements publicitaires. On y rit jaune, à gorge déployée, on dévore à pleines dents ce mordant cri du cœur pour un monde meilleur, où la liberté céderait enfin la place à l’état de siège perpétuel dans lequel on vit et qui condamne, bien malgré soi, à la barbarie collective. Je gage qu’après la lecture de Poulet grain-grain, vous ne vous délecterez plus de la même manière de votre volaille. Le romancier George Orwell serait assurément fier d’avoir engendré pareille relève…

Du côté des étrangers
Dans le cadre du 75e anniversaire de la création du mythique Spirou, les éditions Dupuis n’ont pas lésiné sur les festivités, en offrant aux lecteurs de nombreux ouvrages de qualité dont La galerie des illustres, La véritable histoire de Spirou 1937-1946, Dans l’atelier de Fournier, etc. L’incontournable titre de l’impressionnante livraison est nul autre que Franquin et les fanzines, qui non seulement regroupe une vingtaine d’entretiens du plus génial des dessinateurs du groom accordés aux différents fanzines européens, mais qui présente d’un même souffle un pan éditorial méconnu de ce type de presse. On y découvre un auteur fragile, passionné, assailli par le doute et la fatigue, qui se livre avec une générosité rare. Un beau complément à l’incontournable livre d’entretiens de Numa Sadoul intitulé Et Franquin créa La Gaffe, depuis trop longtemps épuisé.

Si vous êtes un fervent croyant de la religion catholique, passez votre chemin et ne vous arrêtez pas à In God we trust. Car l’iconoclaste créateur y déboulonne avec causticité les Saintes Écritures. Tout y passe : la Genèse, alors qu’Adam et Ève jouent au badminton avant de goûter le fruit défendu; Moïse version 3D, les épanchements amoureux (et ô combien douteux) de Marie, la rédaction d’un Supertestament pour contrer la baisse de régime de croyance; le jugement dernier à la sauce Terminator. À mi-chemin entre les Monty Python, Tarantino et Robert Crumb, Winshluss signe, avec un humour noir dont lui seul est capable, le livre de la rentrée. Peut-être même celui de sa fabuleuse carrière. Résolument d’actualité, surtout en cette période de crise de laïcité.

D’une tendresse et d’une sensibilité rares, L’abominable Charles Christopher, premier tome d’une série qu’on espère longue, vous fera rire, pleurer, rêver. Depuis 2007, Karl Kerschl anime cet extraordinaire feuilleton sous la forme de courtes vignettes. On y suit Charles Christopher, un hybride de yéti qui erre dans un univers animalier peuplé d’ours mélancoliques, d’oiseaux consultant un insecte psychologue, de mouffettes gloutonnes. Cette étrange et attachante bête aphone est investie d’une mission : empêcher la ville d’atteindre la forêt. À ranger aux côtés de Peanuts de Charles Schulz, Calvin & Hobbes de Bill Watterson et Cul-de-sac de Richard Thompson.

 

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