Quand la mort inspire

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« Nous ne savons de la mort que le vide qu’elle a laissé en nous par la perte de qui nous était cher », écrit Hélène Dorion dans son récit Recommencements. La mort, ce grand mystère insaisissable, pousse-t-elle à écrire? En raison de l’incertitude et du vertige qu’elle engendre, peut-être. Ainsi, en quoi la mort est-elle un moteur créatif? C’est à ce sujet que nous avons interrogé les auteurs Hélène Dorion, Geneviève Lefebvre et Michel Pleau, qui, à leur façon, ont sondé la mort dans leurs dernières œuvres.

Beaucoup d’auteurs québécois ont écrit sur la mort d’un proche. Pensons notamment à Louise Dupré (L’album multicolore), à Lise Tremblay (Chemin Saint-Paul), à Michael Delisle (Le feu de mon père) ou à Patrick Nicol (La nageuse au milieu du lac). Avec une production aussi foisonnante sur cette thématique, il est possible de discerner différents angles d’approche, selon la sensibilité de chacun. Si certains écrivent sur la perte d’un proche pour s’aider à faire leur deuil, d’autres le font par acte de mémoire, pour faire revivre la personne aimée grâce aux mots. Acte salvateur s’il en est, écrire sur la mort, nous démontrent Hélène Dorion, Geneviève Lefebvre et Michel Pleau, est une façon parmi d’autres de se tourner vers la lumière. 

Écrire pour faire son deuil
Le poète Michel Pleau, qui est né dans le quartier Saint-Sauveur à Québec, avait 12 ans quand son père est décédé. De là provient l’étincelle de sa poésie, traitant de la mémoire, de l’enfance et de la mort, comme l’attestent entre autres ses recueils Le petit livre de l’été, Le ciel de la basse-ville et La lenteur du monde : « C’est à la fois le grand drame de ma vie, mais aussi l’événement à l’origine de tout mon rapport au langage. J’avais pris l’habitude d’écrire des petits textes à mon père malade. Mais il s’était muré dans sa chambre, d’où il ne sortait plus, retiré en lui-même. Il ne m’était accessible que par l’écriture. N’ayant plus le droit d’aller voir mon père, je glissais sous sa porte mes bouts de papier », nous confie-t-il. Grâce à ses poèmes, il pouvait parler avec son père. « Mais la mort est une conversation rompue. Plus tard, je déposai mes mots dans une petite boîte que je mis en terre. Quand j’y repense maintenant, je réalise tout le tragique de ce geste, comme si j’avais enterré ma propre parole. » Plus tard, au début de la vingtaine, sans s’en rendre compte, il reprend cet étrange dialogue avec son père en lui écrivant des poèmes, des premières versions de ce qui allait devenir son premier recueil, Le corps tombe plus tard : « Je participais, à mon insu, à la pérennité d’un fil invisible que tissent depuis des millénaires les poètes et qui relie les vivants et les morts. »

De son côté, la poète, essayiste et auteure Hélène Dorion, qui a fait des études en philosophie et en lettres, poursuit une quête de sens dans sa poésie et sa prose, maintes fois primées. La mort de sa mère l’a incitée à réfléchir aux diverses vagues (rupture, deuil, maladie) qui jalonnent une vie. « Lorsque j’ai écrit Recommencements, ma mère était décédée depuis quelques années. Mon deuil était donc déjà bien entamé et, au départ, je ne pensais pas qu’elle serait si présente dans ce livre. Je voulais écrire une histoire de recommencements après un moment de cassure, de renversement de la coulée du temps. Parmi ces bris que sont les deuils ou même les ruptures amoureuses, la mort de ma mère s’est imposée comme un événement charnière, un ébranlement particulièrement intense et significatif. Le premier chapitre raconte le moment même de sa mort, cet instant précis où casse la perception du temps que j’avais jusque-là. Ce sont de tels moments qui nous placent face à nous-mêmes, face à ce qui nous est essentiel, et ce qui ne l’est pas. À ce moment précis, on sait ce à quoi l’on tient. Il ne s’agissait donc pas pour moi, du moins consciemment, d’exorciser la mort de ma mère, mais plutôt de retrouver ce point de bascule très fort qu’elle a créé dans ma vie, pour ensuite aller vers ce recommencement possible. »

Dans le cas de son livre Le temps du paysage, illustré par ses photographies et écrit quelques semaines à peine après la mort de son père, le processus était différent, dévoile Hélène Dorion : « Les circonstances d’écriture de ce livre étaient particulières, je rentrais d’un séjour en résidence d’artiste en Italie, et j’avais passé plusieurs semaines en étant immergée dans cette continuité du temps, plongée dans la contemplation de paysages d’une beauté que chaque jour renouvelait. Puis cette cassure. La perte. La mort de mon père. Sans chercher à le faire revivre, je voulais sans doute recueillir les traces de notre lien, et faire vibrer à travers les mots quelques moments de notre histoire. »

Écrire pour contrer la mort
« On écrit peut-être pour toucher à cette furie d’éternité qui nous hante […] », révèlent les mots d’Hélène Dorion dans Le temps du paysage. Peut-être est-ce pour cela que l’écriture est aussi attirante, parce qu’elle s’inscrit dans la pérennité, qu’elle laisse une trace. Écrire, est-ce donc une façon de défier la mort? Pour sa part, l’écrivaine Geneviève Lefebvre pense que non. « L’écriture ne défie pas la mort, ne rend pas immortel (désolée Dany), ne sauve de rien. Si elle laisse des traces, c’est uniquement dans le cœur des vivants. Et avec un peu de chance, si on a bien fait notre travail, il arrive parfois un petit miracle; on les aide à mieux vivre. »

Hélène Dorion abonde dans le même sens : « Écrire permet donc d’insuffler du sens, cet excédent de vie qui révèle et fait vibrer la réalité de manière intense et singulière. C’est peut-être là une manière non pas de “défier la mort”, mais plutôt de consentir à notre passage, au fait inéluctable que prendra fin la petite histoire de temps qu’est chaque être humain. »

Écrire pour vivre
La mort plane dans Toutes les fois où je ne suis pas morte, le cinquième roman de Geneviève Lefebvre, romancière, chroniqueuse et scénariste, une passionnée que Claudia Larochelle a déjà qualifiée de « tornade » entre nos pages. Se déroulant quelques jours après les attentats de Paris en novembre 2015, ce roman, empreint d’une urgence de vivre, traite de terrorisme, de kamikaze et de dernière chance. Catherine part de Montréal pour aller rejoindre son ami journaliste de guerre à Bruxelles dans l’espoir de vivre leur amour pendant six jours, comme si c’était la dernière fois qu’elle pouvait aimer, comme si l’amour était le refuge ultime quand tout s’écroule. Catherine se fout de mourir, parce que la vie l’a déjà fait mourir plusieurs fois.

En quoi cette thématique inspire-t-elle Geneviève Lefebvre? « La mort est un sérieux coup de pied dans le cul. Tout à coup, face à elle, les masques tombent. » L’écrivaine nous explique qu’alors qu’elle était en voyage à Bruxelles, pendant les attentats de Paris, elle a assisté à une scène terrible – qu’elle reproduit d’ailleurs dans le roman et qui fut le déclencheur de son écriture –, celle de l’arrestation d’un jeune homme soupçonné de porter une bombe sur lui : « Dans ce café, alors que tout le monde prenait son café tranquille en étant persuadé d’avoir “encore du temps”, il y a eu ce moment cristallin et limpide où on a tous pensé la même chose en même temps; “et si ça s’arrêtait ici, maintenant”. La mort oblige à allumer toutes les lumières, à regarder autour de soi, à regarder en soi. Et si j’ai droit à une seconde chance, si la bombe n’explose pas, à quoi ai-je envie de consacrer mon temps, cet éphémère si précieux, et surtout avec qui? », ajoute-t-elle.

Cette idée d’aller plutôt vers la lumière, vers la vie, rejoint les propos de Michel Pleau et d’Hélène Dorion. Dans Recommencements, cette dernière écrit : « La seule pensée de notre mort constitue l’invitation la plus pressante à vivre. » Michel Pleau, quant à lui, est maintenant « moins fasciné par le néant », dit-il. « J’ai choisi de parler et de “surgir”, tel un arbre plein de vie (et non plus de m’enterrer pour rejoindre la parole du père). Je me suis mis à la recherche d’une clarté nouvelle, avec un désir tout simple : laisser passer la lumière. Écrire devrait être un appel à vivre. Le poète n’est pas, pour reprendre l’expression de Philippe Jaccottet, “un coureur de linceuls”. » Cette quête de lumière ne l’empêchera pas de s’adresser à nouveau à son père, quarante ans après sa mort, dans un poème de son prochain recueil, Je connais trop peu le monde, qui paraîtra en janvier 2018*.

L’écriture rend compte du bruissement du monde, de ses mystères, de sa fragilité; elle cherche un sens, se fraye un chemin à travers l’opacité, déterre la lumière; elle étreint ce monde qui nous échappe. La mort inspire donc forcément, mais elle éclaire surtout la vie.

*Extrait inédit de Je connais trop peu le monde de Michel PleauÉditions David
À paraître en janvier 2018
 

« Que faire de ta mémoire
cet embrasement qui m’a mis au monde

je ne connais pas tous tes visages
mais tourne-toi vers moi
miroir originaire

[…]

comment en quelques lignes
rejoindre le soleil perdu
que tu retiens

je t’écris
comme un décalque

as-tu terminé d’effleurer la page

mes poèmes
sont fréquemment ton contour
mais je ne le dis à personne
surtout pas aux oiseaux
qui ne comprennent rien à la mort

alentour de moi
le monde est sans toi

par-dessus ton épaule
la lumière n’avait aucun défaut
elle se ramasse dorénavant
sur quelques lèvres

j’aurai tout fait pour m’approcher
de ta voix
trouver refuge dans une parole
qui s’élèverait avec la mienne

et si les mots
comme une corde
que je tire vers moi
ramenaient un reflet une ombre
une certaine éternité
»

Photos (gauche à droite) :
Geneviève Lefebvre : © Julien Faugère
Hélène Dorion : © Annik MH de Carufel
Michel Pleau : © Guillaume D. Cyr

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