Paresse : En quoi est-il important de vaincre la paresse intellectuelle?

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On raconte qu’en Mai 68 le général de Gaulle a interpellé un jeune manifestant pour connaître le but de sa révolte. En guise de réponse, le jeune aurait pointé un slogan griffonné sur un mur : « Mort aux cons! » De Gaulle, impassible, aurait eu cette répartie : « Vaste programme. » Il y a des combats dont on sait d’avance qu’ils sont perdus, mais auxquels on ne saurait pour autant renoncer. Peut-on vaincre la paresse intellectuelle? J’en doute. Doit-on renoncer à la combattre? Sûrement pas.

L’être humain ne jouit pas de l’innocence des plantes, la lumière dont nous avons besoin pour vivre, nous ne la recevons pas passivement. Nous sommes condamnés à produire cette lumière, à recourir à notre entendement, notre imagination et notre raison pour nous maintenir dans l’existence en édifiant un monde. Nous sommes des êtres de culture. C’est pourquoi la paresse intellectuelle est pour le genre humain un grave problème, voire une menace existentielle.

L’idiotie ne figure donc pas parmi les droits de l’homme et du citoyen, et tout le monde est en principe disposé à la combattre. Même les imbéciles. C’est bien là le problème. On sait, au moins depuis Bouvard et Pécuchet, que la sottise s’investit facilement dans la science et le progrès. À l’université, par exemple, « l’excellence » est l’idéal de ces médiocres qui confondent la connaissance avec des indicateurs de performances : taux de diplomation, nombre d’articles publiés, nombre de victoires de l’équipe de football, quantité de subventions, qualité des logements étudiants et de la bouffe de la cafétéria.

Comme le remarquait Robert Musil dans les années 1930, « si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête » (De la bêtise, Allia). Il existe ainsi une bêtise intelligente. Celle-ci, précise Musil, n’est pas un défaut d’intelligence, elle est l’intelligence tournée contre l’esprit, c’est-à-dire tournée contre les formes de solidarités humaines nécessaires à l’autonomie de la pensée et de l’action. On peut perdre l’esprit et manifester une impressionnante vigueur intellectuelle.

La bêtise savante est très difficile à combattre, car elle se présente toujours comme un savoir désirable, une solide vérité, une avancée de l’humanité. Ainsi, de nos jours, on prête de l’intelligence à toutes choses, les villes, les téléphones, les maisons et les voitures, tous les points du globe sont reliés, et pourtant les liens qui nous unissent deviennent chaque jour plus opaques, sinon relâchés.

Cette prolifération des formes artificielles de l’intelligence est un fait social prodigieux. Elle permet l’accumulation à l’infini de l’information, elle témoigne de l’ingéniosité humaine, mais elle laisse aussi entrevoir un monde où les individus mèneraient une vie fragmentée, atomisée, ceux-ci ayant confié aux systèmes cybernétiques branchés les uns sur les autres le soin d’organiser l’unité de leur existence. Cette constellation de machines intelligentes propose déjà de réaliser le vieux rêve des philosophes d’une réconciliation de l’individu avec le monde en adaptant l’information aux intérêts singuliers de chaque personne. Mais qui voudrait d’un monde qui ne renverrait plus aux individus que l’image de leurs propres désirs, de leurs propres choix, où la liberté serait une mise en abîme?

La lutte à la paresse intellectuelle désignera son adversaire en répondant à cette question. Qui, aujourd’hui, donc, braque l’intelligence contre l’esprit? Qui menace notre compréhension de ce qui tient le monde ensemble? D’où vient la bêtise intelligente?

Il faut se rendre à l’évidence. La bêtise tombe aujourd’hui de haut. Ce sont les élites économiques et politiques qui désormais imposent l’ignorance. Ce sont elles qui musèlent les scientifiques lorsqu’ils s’inquiètent des dérèglements écologiques, elles qui soumettent l’éducation à la loi de l’argent, encore elles qui déconstruisent toutes les institutions sociales qui garantissent aux personnes une certaine indépendance face aux puissances économiques : les syndicats, les retraites, les garderies, la santé publique, etc. Ce sont ces élites qui renoncent à tout sens de la chose publique, convaincues qu’elles sont que seuls les individus importent. C’est elles qui ont perdu l’esprit. C’est donc elles qu’il nous faudra vaincre.

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