Le jazz, du général au particulier

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Si vous avez vu le merveilleux film La légende du pianiste sur l’océan de Giuseppe Tornatore d’après Novecento, pianiste d’Alessandro Baricco, vous vous rappellerez sûrement cette scène, l’une de mes préférées : le trompettiste qui vient de se faire refuser un emploi à bord du paquebot se met à improviser un blues déchirant qui fige tout le monde qui se trouve sur le port et sur le bateau. Quand le contremaître lui demande ce qu’il jouait exactement, le musicien répond timidement qu’il l’ignore, que c’est une mélodie qui lui est venue spontanément. Ce à quoi le contremaître réplique, enjoué : « Si tu ne sais pas ce que c’est, alors c’est du jazz! »

Vie du jazz
Il va sans dire que le jazz n’échappe pas complètement à toute tentative de le définir. Mais il est vrai que cette musique flamboyante a traversé le siècle dernier en adoptant successivement divers visages, en générant de nombreuses écoles, en suscitant plusieurs révolutions et contre-révolutions. Si bien que l’on ne s’étonne pas que le profane, désemparé devant la multiplicité des styles, paraphrase volontiers et parfois sans le savoir un titre de Cole Porter en demandant candidement « What is this thing called jazz? »

On trouvera en librairie de nombreux guides qui tentent d’apporter une réponse à cette interrogation, mais j’avouerai d’emblée ma préférence pour l’ouvrage de Franck Bergerot, Le jazz dans tous ses états, paru dans l’excellente collection « Comprendre et reconnaître » de la maison Larousse. Rédacteur en chef de l’indispensable revue Jazz magazine / Jazzman, l’auteur évoque les antécédents de cette musique depuis les work songs des esclaves afro-américains dans les champs de coton du sud des États-Unis, les negro spirituals qui exprimaient leurs rêves d’accéder à une vie meilleure après la vie ici-bas et les blues qui témoignaient des petites joies et des grandes peines liées à leur condition de citoyens de deuxième ordre. Avec la rigueur qu’impose la vocation pédagogique d’un tel essai (d’ailleurs couronné par le Grand Prix de littérature musicale de l’Académie Charles Cros en 2002), Bergerot démontre le lien historique entre le jazz et la place des Noirs dans la société américaine, tout en suivant le développement de cette musique aux idéaux démocratiques au fil de ses métamorphoses : New Orleans, swing, bebop, cool, hard bop, free jazz, fusion, etc.

De ce côté-ci de l’Atlantique, Gérald Côté abordait le même sujet d’un point de vue encore plus lié à l’anthropologie et à l’ethnomusicologie dans Le jazz vu de l’intérieur (Nota Bene). Lui-même musicien dont la musique a été diffusée sur diverses plateformes, ce professeur de l’Université Laval passionné de jazz, de blues et de rock s’intéresse aux conditions objectives de création et de production de cette musique née dans la communauté afro-américaine, mais qui sera bientôt adoptée par des artistes issus d’autres groupes ethniques. Qui plus est, Côté a l’immense mérite d’articuler ici ses analyses dans un langage accessible au commun des mortels désireux d’approfondir leurs connaissances de la fameuse « note bleue » sans pour autant vouloir suivre un parcours universitaire en musicologie.

Des vies jazz
Ceux et celles qui connaissent mon parcours devineront sans peine pourquoi celui d’Alain Gerber me plaît autant. Romancier d’abord et avant tout, Gerber est également un mélomane au goût sûr qui a pendant des années réalisé et animé des émissions de jazz présentées à l’antenne de la radio publique française. On lui doit notamment un brillant recueil de textes, Balades en jazz (Folio), que traversent les figures emblématiques de l’histoire du jazz : Louis Armstrong, Charlie Parker, Miles Davis, Chet Baker, Stan Getz et bien d’autres. Mais on doit aussi à Alain Gerber de grandes biographies romancées sur les héros aux destins parfois tragiques qui ont donné à cette musique ses lettres de noblesse.

Parmi celles-ci, parce qu’il faut bien choisir, je recommanderais plus spontanément la lecture des portraits romanesques suivants : Insensiblement (Django), consacré à la vie du père fondateur du swing manouche; Charlie, qui évoque l’existence tourmentée de Charlie « Bird » Parker, le saxophoniste qui a contribué à la première révolution du jazz, celle du bebop; Paul Desmond et le côté féminin du monde, dont le titre résume à lui seul le projet esthétique de ce saxophoniste cool qui œuvrait au côté du pianiste Dave Brubeck; et, enfin, Miles, qui retrace l’itinéraire du trompettiste qu’on désigne par son seul prénom, comme quoi il fut et demeure l’une des plus grandes, l’une des rares superstars du jazz. Mais qu’on se le tienne pour dit, toutes les biographies romancées signées Alain Gerber valent le détour…

Enfin, ceux et celles qui s’intéressent à la genèse des œuvres charnières ne devraient pour rien au monde se priver des deux ouvrages du journaliste et critique musical Ashley Kahn consacrés à des albums phares du jazz moderne : Kind of Blue : le making of du chef-d’œuvre de Miles Davis et A Love Supreme : The Story of John Coltrane’s Signature Album (hélas, pas encore traduit en français). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de reconstitutions méticuleuses des étapes qui ont mené à la création de ces disques monumentaux qui ont véritablement marqué l’histoire du jazz en particulier mais aussi de la musique en général, nourries d’anecdotes et d’entrevues de fond, et abondamment illustrées.

 

Le jazz dans tous ses états, Franck Bergerot, Larousse, coll. Comprendre et reconnaître, 44,95$

Le jazz vu de l’intérieur, Gérald Côté, Nota Bene, 26,95$

Insensiblement (Django), Alain Gerber, Fayard, 44,95$

Charlie, Paul Desmond et le côté féminin du monde ou Miles, Alain Gerber, entre 13,95 et 14,95$ ch.

Kind of Blue, le making of du chef-d’œuvre de Miles Davis, Ashley Kahn, Le Mot et le reste, 44,95$

A Love Supreme : The Story of John Coltrane’s Signature Slbum, Ashley Kahn, Penguin, 16$

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