Fréquemment dédaigné au profit du roman, en tout cas dans le monde des lettres francophones, le genre de la nouvelle a pourtant droit à ses lettres de noblesse. Loin d’être un succédané du roman, encore moins le texte inachevé de ce qui aurait pu être un grand projet, la nouvelle possède des propriétés aux vertus cardinales. Elle pourrait même figurer comme le genre le plus approprié à notre époque par sa forme brève qui va de pair avec le temps que l’on consacre aux choses. N’allons pas croire cependant que sa courte composition est proportionnelle à l’intérêt qu’elle a le pouvoir de susciter. 

La nouvelle, par l’espace restreint qui lui est imparti, a moins le luxe de s’épancher. Aucune phrase ne peut être laissée au hasard, car si le roman choisit de déployer lentement ses atouts, la nouvelle, pour parvenir à ses fins, doit resserrer ses phrases qui ont chacune une fonction précise. Le style condensé qui en résulte en fait un texte d’une grande intensité qui s’en va tout droit vers sa chute; le lecteur en ressort d’autant plus sous le choc qu’il n’a pas eu le temps de voir venir. En introduction des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire, qui en est le traducteur, explique : « Cette lecture [de la nouvelle], qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. » En quelques pages, un monde en soi nous est offert.

Apparition d’un genre
Pour établir l’origine de la nouvelle, il faudrait pouvoir en déterminer les stricts contours ; or ses caractéristiques ne sont pas si évidentes à repérer. Il y a bien quelques notions élémentaires qui la définissent (brièveté, nombre de personnages limité, une seule unité d’action), mais comme tout genre que l’on tente de codifier, bien des exceptions finissent par contourner la règle, laquelle ne tient plus sans qu’on doive lui apporter moult nuances et modifications. C’est toutefois à la fin du Moyen Âge que la plupart des études s’entendent pour dater l’arrivée du genre avec Le Décaméron (1349-1353) de l’Italien Boccace, un recueil de cent nouvelles narrées sur dix jours par dix personnages différents et évoquant les thèmes de l’amour. Mais il faut attendre les Temps modernes, plus précisément le XVIe siècle, pour observer la pleine croissance du genre. L’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1559) tire son influence de Boccace. Quelques années plus tard, les Nouvelles exemplaires (1613) de l’Espagnol Miguel de Cervantes continueront à fortifier le genre. Et c’est sans nul doute le XIXe siècle qui lui amène la prospérité; on voit plusieurs romanciers d’importance le pratiquer : Balzac, Zola, Hugo, Flaubert, Musset, Sand, Maupassant. Hors France, le prodige se commet aussi : l’Américain Edgar Allan Poe est désormais reconnu comme un maître en la matière et l’auteur russe Tchekhov contribue au genre à hauteur de 620 nouvelles écrites. Au XXe siècle, on en retrouve encore et encore, parmi les meilleurs on cite Arthur Conan Doyle qui reste toujours dans les annales avec son Sherlock Holmes, Dino Buzzati (le recueil Le K est souvent répertorié dans la liste des grandes œuvres du genre), Julio Cortázar qui demeure un nouvelliste incontournable, sans omettre les auteurs canadiens qui n’ont rien à envier aux autres, ne prenons pour exemple que l’Ontarienne Alice Munro à qui le Nobel de littérature fut attribué en 2013 « pour son art subtil de la nouvelle, empreint d’un style clair et de réalisme psychologique », exprimait alors l’Académie suédoise.

Le Québec a des nouvelles pour vous
Il va sans dire que le Québec compte sa part de nouvellistes importants, qui sont apparus en grand nombre à partir de 1980 et dont le souffle se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Sa première manifestation remonterait au XVIIIe siècle avec la publication dans La gazette littéraire (1778), premier périodique lancé à Montréal, premier journal hebdomadaire de langue française créé au Québec et premier journal qui fut censuré par les autorités politiques, du conte oriental « Zélim » écrit par « le Canadien curieux ». Il fut par ailleurs l’objet de controverses, certains prétendant qu’il y aurait eu plagiat, ce qui n’a cependant pas été prouvé. Pour parler véritablement de la production d’un genre, il faudra attendre les années 1830 pour dénombrer une vingtaine d’écrits s’apparentant à la nouvelle. L’époque assiste à la fondation de plusieurs journaux, ce qui laisse place à la publication de textes de création brefs qui tantôt appartiennent davantage au conte, tantôt prennent l’apparence de la nouvelle, les deux genres n’étant pas nettement différenciés. La nouvelle se distingue du conte par son caractère réaliste et vraisemblable, tandis qu’on trouvera plutôt un côté surnaturel dans le conte qui se veut aussi le gardien d’une tradition orale et d’une mémoire collective. La première contient habituellement une seule action dans une durée limitée avec peu de personnages, mais avec une plus grande liberté dans le style et dans sa visée, tandis que le second peut foisonner en péripéties sans nécessairement avoir de contraintes d’espace et de temps, mais se conforme à des règles narratives plus serrées pour aboutir à une morale somme toute conventionnelle. Mais la frontière des genres, encore une fois, n’est pas toujours si précise.

La nouvelle a toutefois des paramètres assez laxistes pour faire évoluer les mœurs si elle le désire. « […] comme elle est un outil de prise de conscience, elle est le véhicule par excellence de la dénonciation et peut assurément faire progresser une culture donnée », évoque Gaëtan Brulotte dans son essai La nouvelle québécoise (Hurtubise, 2010). La nouvelle québécoise profite donc de la présence des périodiques pour naître et réellement se développer au XIXe siècle, mais peu de recueils en bonne et due forme sont édités à cette époque. Il faut attendre le XXe siècle (avant celui-ci, on ne compte en tout que trente-deux publications) pour voir se profiler l’édition de recueils qui, contrairement aux textes publiés dans les périodiques, pouvaient recevoir l’attention de la critique.

La nouvelle demeure cependant plutôt conservatrice jusqu’au premier tiers du XXe siècle et fait montre d’une philosophie du terroir encore très présente (Damase Potvin, Lionel Groulx, Claude-Henri Grignon). Des auteurs viendront peu à peu rompre avec cette pensée, notamment Léo-Paul Desrosiers (dont le roman Les engagés du Grand Portage sera publié chez Gallimard en 1938) qui, avec les recueils Âmes et paysages (1922) et Le livre des mystères (1936), met en scène l’introspection de personnages avec une étoffe psychologique plus affirmée. Jean-Charles Harvey, celui-là même qui écrira le roman Les demi-civilisés (1934), ira encore plus loin en exploitant les thèmes du progrès et d’une ouverture vers l’humanité dans les recueils L’homme qui va (1929) et Sébastien Pierre (1935).

L’intime et le politique
Les années 1940 verront leur production de nouvellistes augmenter considérablement. Albert Laberge, auteur du roman La Scouine, que l’archevêque de Montréal condamne en 1909, décidera après avoir fait sa carrière comme journaliste sportif à La Presse d’autopublier ses recueils, mais ceux-ci ne seront remarqués qu’une vingtaine d’années plus tard, soit tout juste après sa mort.

L’écrivain apparaît nettement en révolte avec son époque, entre autres en critiquant sans équivoque la mainmise et le dogmatisme du clergé. Laberge est aujourd’hui considéré comme un précurseur de la Révolution tranquille dont il ne connaîtra jamais vraiment les élans puisqu’il mourra avant la levée de la Grande Noirceur. L’auteur Yves Thériault fait aussi son apparition dans les années 40 avec Contes pour un homme seul (1944), qui fait place à une écriture plus charnelle (passion et désirs sont clairement évoqués) et où la fatalité est évacuée, ce qui est novateur en soi. Les personnages interviennent pour changer le cours de leur destin ; ils ne sont pas que les pantins d’une puissance supérieure.

Les années 50 seront moins prolifiques que la dernière décennie, la guerre étant venue diminuer la production littéraire globale. Si les voix sont moins nombreuses, elles sont cependant significatives, et sont aussi celles de femmes, elles qui à part quelques exceptions ont été absentes du genre jusqu’à présent. En 1950, Anne Hébert nous arrive avec Le torrent, qu’elle publie à compte d’auteure puisque les éditeurs éprouvent une réticence par rapport à la violence qu’on y retrouve. François Perreault est l’enfant illégitime de Claudine Perreault qui exercera sur son fils une complète emprise. Elle veut en faire un prêtre afin d’expier le péché dont il est l’héritier malgré lui. Mais celui-ci refusera le sort qu’elle lui a réservé. La nouvelle éponyme de ce recueil marque un nouveau jalon dans l’historiographie du genre. Les niveaux de lecture sont multiples, en témoignent les diverses études faites sur cet écrit, et la narration est maintenant au je. « On quitte la troisième personne de la fatalité pour la première personne du devenir flexible », remarque encore Gaëtan Brulotte.

Aux côtés d’Hébert figure à la même époque Adrienne Choquette, que les essayistes Line Marineau et Gilles de LaFontaine nommeront « la nouvelliste de l’émancipation » en raison de ses personnages qui tentent, même s’ils n’y arrivent pas nécessairement, de s’affranchir des règles imposées. L’auteure se soustraira elle-même à une loi tacite dans l’écriture de la nouvelle qui veut qu’elle se déploie autour d’une intrigue. Dans son recueil La nuit ne dort pas (1954) notamment, Choquette dépeint des personnages et des situations, analyse les comportements, installe une atmosphère. Gabrielle Roy a déjà reçu bien des éloges avec la parution en 1945 de son roman Bonheur d’occasion quand en 1955 elle publie le recueil de nouvelles Rue Deschambault qui se compose de dix-huit morceaux racontés par la même narratrice, Christine, alter ego de l’auteure. Il est même considéré aujourd’hui comme un roman tant ses récits sont liés par la voix unique de la narratrice. Ils n’en demeurent pas moins distincts les uns des autres. Suivront de l’écrivaine d’autres grands recueils du même type qui trônent encore parmi les meilleurs du genre jusqu’à ce jour dans la littérature québécoise, tels La route d’Altamont (1966) et Ces enfants de ma vie (1977).

La révolution à l’œuvre
Les années 60 marquent le début d’une nouvelle ère au Québec. La Révolution tranquille succède aux années noires régies par la gouverne duplessiste. À partir de cette période, les mœurs changent radicalement, on se libère de l’Église, on se réclame le besoin de plus en plus probant d’affirmer notre singularité au sein d’une identité nationale qui nous est propre. La littérature ne fait pas exception et se transforme tant dans le fond que dans la forme. Dans le domaine de la nouvelle, l’écrivain Jacques Ferron est sûrement celui qui incarne le plus ce changement. Allant du texte dramatique à une fibre plus légère et humoristique, du langage populaire à celui plus soutenu, les nouvelles offrent plusieurs facettes inédites qui placent Ferron, encore aujourd’hui, comme unique de son espèce. Avec Contes du pays incertain (1962), puis un peu plus tard Contes anglais et autres (1964), il examine les codes d’un monde qui assiste à ses derniers instants pour aller vers un avenir encore inconnu, vaste territoire inexploré. C’est ainsi qu’on se rendra à la décennie 70 qui continue d’appeler toutes les réformes, mais de façon plus personnelle et introspective. Gilles Archambault, André Berthiaume, Diane-Monique Daviau en sont quelques exemples et l’idée féministe s’étoffe de plus en plus avec Aude et Madeleine Ferron.

Singularité et expansion
Le dernier segment du XXe siècle est caractérisé par un éclatement sans précédent qui procède d’une multiplicité d’influences. En 1982 paraît aux éditions Quinze le premier recueil collectif. Il s’agit de nouvelles policières rassemblées sous le titre Fuites et poursuites et dont a contribué dix auteurs, dont Chrystine Brouillet, Yves Beauchemin, André Major. Ce sera le premier exemple qui donnera suite à beaucoup d’autres, tant chez cet éditeur qu’ailleurs. En 1985 sont créées par Gaëtan Lévesque et Maurice Soudeyns la revue et les éditions XYZ qui se consacrent exclusivement au genre. Les deux sont toujours existantes à ce jour. Bien que la revue ait poursuivi son mandat exclusif de publier de la nouvelle, la maison d’édition s’est ouverte à d’autres genres. En 1986, Gilles Pellerin et ses acolytes fondent les éditions L’instant même, qui voient le jour à Québec et qui ont également pour mission de promouvoir la lecture de nouvelles. Après sept ans et trente-deux premières parutions consacrées à la nouvelle, la maison diversifie également son offre, car si la nouvelle attire un peu plus l’attention, elle cherche encore à se faire connaître. En 1981 est créé par Simone Bussières de la Société des écrivains canadiens le prix Adrienne-Choquette qui récompense l’excellence d’un recueil publié au cours de l’année.

Pour la première fois aussi, on a affaire à des auteurs qui feront de la nouvelle un genre auquel ils s’engageront totalement. Dès lors, les écrivains ne « s’essaient plus » à la nouvelle mais l’investissent. Suzanne Jacob, Monique Proulx, Esther Croft, Sylvain Trudel, Michael Delisle, Robert Lalonde, Nadine Bismuth hissent le genre au rang de l’art. Le XXIe siècle ne viendra qu’affirmer un peu plus sa vitalité et confirmer sa valeur d’importance. Lise Tremblay marque les esprits avec La héronnière (2003), Christiane Frenette fait aussi sa part avec Celle qui marche sur du verre (2003), Mélanie Vincelette nous offre Qui a tué Magellan? (2005), Charles Bolduc, Les perruches sont cuites (2006), Marie Hélène Poitras, La mort de Mignonne (2007). La dernière décennie aura vu poindre de magnifiques œuvres qui honorent le genre et augurent un avenir fécond : Arvida (2011) de Samuel Archibald, Madame Victoria (2015) de Catherine Leroux, Les noyades secondaires de Maxime Raymond Bock, Le jeu de la musique (2017) de Stéfanie Clermont et Les fins heureuses (2018) de Simon Brousseau. Ils ne sont pas que de bons recueils de nouvelles, ils sont d’excellents livres, nonobstant l’étiquette.

Mort d’un mythe
Par nature, la nouvelle arbore le style court, et comme tout ce qui a conscience de sa proche finalité, elle se personnifie dans la fulgurance. En rassemblant les nouvelles une à la suite des autres, le recueil prend la forme de ruptures consécutives qui ferment une histoire, une idée, un sujet, une parenthèse pour tout de suite ouvrir l’esprit à un nouveau territoire. La malléabilité et l’envergure qu’il révèle à la conscience du lecteur entraînent celui-ci à considérer divers angles, à varier ses approches. La nouvelle n’est pas une moindre lecture et n’est pas un genre mineur. On assiste bel et bien à la mort d’un mythe.

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