Nous avons demandé à Arnaud Foulon, vice-président du Groupe HMH, de nous raconter le déroulement d’une foire du livre de Francfort, en Allemagne. En grand habitué de l’événement, il nous fait vivre ce grand carnaval du livre où défilent éditeurs et agents lors d’un rendez-vous mondial annuel. Oui, la foire c’est quelque chose de grand. Très grand.

Lundi soir 9 octobre, au lieu de manger une dinde en famille pour fêter l’Action de grâce, je me retrouve à l’aéroport de Dorval – que je nomme toujours ainsi, car je suis vieux jeu et ne comprends toujours pas l’idée de le nommer Pierre-Elliott-Trudeau, alors que ce premier ministre a plutôt créé le défunt aéroport de Mirabel! C’est le début de mon pèlerinage annuel. Comme pour la messe de Noël, j’ai repassé mes chemises et sorti mon costume des grandes occasions. Mais alors que je me prépare pour la messe de minuit à minuit moins quart, après avoir descendu deux gin tonics et autant de bières, dans le cas de la Foire du livre de Francfort, la préparation a commencé depuis le mois de mai. Déjà, avant de partir, j’ai une idée de plusieurs titres qui me seront présentés cette année, sans parler de notre propre catalogue de droits qui a déjà été envoyé à tous nos contacts pendant la période estivale.

En 2001, je me rendais à Francfort pour la première fois. Je m’en souviens encore, c’était avant l’implantation de la monnaie commune en Europe, la dernière année du Deutsche Mark, et j’avais échangé trop de dollars ‒ il me reste d’ailleurs encore quelques billets allemands inutiles au sous-sol! Une première expérience à la Foire du livre de Francfort ne s’oublie pas. On y arrive avec l’enthousiasme et les idées d’un jeune éditeur québécois qui veut tout conquérir, mais devant l’immensité des lieux (une dizaine de halls d’exposition de la taille de la Place Bonaventure), on y vit une belle leçon d’humilité : beaucoup d’éditeurs ont d’aussi bonnes idées que nous et surtout, plus de moyens. De plus, comment trouver le bon livre pour notre catalogue dans cette immense bibliothèque internationale qui ne respecte aucune codification Dewey? C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

Avec les années, on développe des habitudes, on prend possession des lieux peu à peu, la foire devient aussi la nôtre. On y retrouve dans les allées, les restaurants comme les bars de la ville, les mêmes individus, qui ont parfois changé d’agence ou de maison d’édition. On comprend qu’à Francfort, tout est possible. Si on n’y bâtit pas un programme éditorial en entier, on le complète avec des joueurs de premier, deuxième ou troisième trio, pour mettre sur pied une saison littéraire qui saura surprendre les lecteurs d’ici.

Arrivé à Francfort mardi matin, je me dépêche, comme chaque année, de prendre un ou deux cafés à l’aéroport même, question de changer l’horrible goût de pain aux bananes, gracieuseté d’Air Canada, et surtout de faire rapidement comprendre à mon organisme qu’on est bien le matin, car la journée sera longue. Après un saut à l’hôtel pour prendre une douche et y déposer ma valise, je me dirige vers le hall d’exposition pour monter rapidement notre stand (on parle ici de quatre tablettes, et non pas du stand HMH du Salon du livre de Montréal, dont je n’ose imaginer le coût à Francfort, mais qui aurait tôt fait de mettre mon entreprise en faillite!). Ensuite, je me dirige vers l’hôtel Frankfurter Hof où, déjà, la veille de l’ouverture officielle (la foire ouvrant ses portes seulement le mercredi matin), les agents littéraires tiennent quelques rencontres dans le lobby et les corridors de l’hôtel. Tels des animaux affamés, nourris à l’eau et aux biscuits secs, on court rejoindre nos contacts qui veulent nous présenter quelques titres avant la foire. Rien de bien intéressant cette année; j’aurai dû dormir plus longtemps!

Ensuite, premier souper avec mes amis du Groupe Eyrolles. Cette année, nous fêtons leurs succès internationaux avec plusieurs éditeurs étrangers. Pendant la soirée, un éditeur espagnol, qui sait que j’ai acheté les droits du livre de Peter Wohlleben La vie secrète des arbres, me parle d’un livre dans le même style pour lequel il est en négociation. Il me suggère d’aller voir l’agent pendant la foire. Comme le livre en question parle des loups, j’avoue que j’ai du mal à faire le lien avec l’œuvre de Wohlleben, mais je me dis que c’est peut-être dû au décalage horaire et je note le nom de l’agent qui gère les droits. Je tenterai de le rencontrer d’ici vendredi.

Un des problèmes de Francfort est justement la gestion du programme. Dès le milieu du mois de mai, les premiers courriels apparaissent immanquablement dans ma boîte : « Arnaud, serais-tu libre mercredi le 10 octobre de 10 h à 10 h 30 ou le vendredi 12 de 15 h à 15 h 30? Rendez-vous à mon stand dans le hall 6.1 ou hall 5.0. » Etc. Comme une séance de speed-dating, les rendez-vous se succèdent toutes les demi-heures avec des agents et des éditeurs étrangers qui veulent tous nous présenter leur nouveau catalogue. Sans parler que, de notre côté, nous souhaitons aussi rencontrer certains éditeurs étrangers à qui nous voulons présenter nos écrivains québécois ou avec lesquels nous avons développé des projets dans les dernières années. C’est ainsi que, depuis quatre ans, je réserve toujours un moment pour rencontrer Frank, éditeur chez Suhrkamp, qui a publié en Allemagne le roman de Jocelyne Saucier Il pleuvait des oiseaux et dont les ventes ont aujourd’hui dépassé les 80 000 exemplaires là-bas. Un succès qui nous rappelle à quel point le marché allemand peut être grand et dynamique. C’est important pour moi de prendre le temps de lui parler de l’œuvre de Jocelyne et de discuter avec lui de son catalogue international et de l’importance qu’il compte donner aux romanciers de langue française dans les saisons à venir, surtout en 2017, alors que la France est l’invitée d’honneur de la Foire de Francfort, et qu’en 2020, ce sera au tour du Canada.

C’est ainsi qu’en quatre jours, on peut rencontrer une cinquantaine d’éditeurs différents pour y acheter ou y vendre le prochain best-seller.

Mercredi matin, je commence ma journée par un rendez-vous avec Marion, d’Ivy Press. C’est un rendez-vous important pour Hurtubise, puisque c’est notre partenaire de la collection « 30 secondes ». L’histoire débute en octobre 2009, un vendredi après-midi, alors que ma foire s’achève et que j’ai l’impression d’avoir déniché tous les titres que je cherchais. J’ai rendez-vous avec Nicole Peli, responsable des droits pour Ivy à ce moment. Je me demande même si cette rencontre est pertinente, car le catalogue de cette maison me laisse plutôt perplexe depuis quatre ou cinq ans déjà. Mais elle a insisté pour avoir un rendez-vous en me disant que la maison a embauché un nouvel éditeur. Je n’ai rien à perdre. Nicole me connaît un peu, elle sait ma passion pour les ouvrages de vulgarisation scientifique (avant même le rachat des éditions MultiMondes). Elle me présente alors une nouvelle série dont le premier titre s’intitule 30-Second Theories. Je tombe tout de suite sous le charme du design et du concept; reste à analyser le contenu à mon retour avec mon équipe éditoriale, et le marché avec mon équipe commerciale. Je sais que ce livre est présenté la même année à cinq ou six autres éditeurs québécois, il faut donc réagir vite. Dix jours après mon retour à Montréal, je fais rapidement une offre à Ivy pour ce titre et la suite de la collection qui comprend à ce moment quatre titres. Aujourd’hui, tout le monde au Québec connaît la série « 30 secondes » qui comprend à présent une quarantaine de titres et qui a été vendue à près de 225 000 exemplaires au Québec.

En 2015, un scout allemand me parle d’un livre scandinave qui a donné lieu à une belle enchère en Allemagne et dont le propos lui semble tout à fait canadien : Norwegian Wood – Chopping, Stacking and Drying Wood the Norwegian Way, de Lars Mytting. Je l’écoute me parler du projet et honnêtement, je n’y comprends rien, sinon que c’est un livre où on regarde nos cordes de bois sous un angle artistique. « Quessé ça? » que je me dis. Il me laisse même un résumé du livre dans lequel est cité Henry David Thoreau : « Chaque homme regarde sa pile de bois avec une sorte d’affection. » Ça me semble absurde et je passe rapidement à autre chose. Le soir, au cocktail des Finlandais, un éditeur me dit qu’il a fait une offre sur ce titre sans même l’avoir lu, et qu’elle a été refusée, car un autre éditeur finlandais a offert beaucoup plus. Eh ben! Visiblement, il y a là un buzz qui m’échappe. Finalement, ce livre sera acheté en français par les éditions Gaïa sous le titre L’homme et le bois. Je n’ai aucune idée du succès en français de ce livre, sinon que je ne l’ai pas vu dans les palmarès ici, mais je sais que sur la scène internationale, les ventes ont été impressionnantes. Ai-je raté quelque chose?

L’année suivante, en 2016, quand le même scout allemand me parle d’un livre qui me semble tout aussi weird, écrit par un garde forestier, et qui nous explique comment les arbres communiquent entre eux, je réagis plus vite cette fois. En plus, je connais alors l’éditeur anglais qui vient d’en acquérir les droits. Cette fois, la discussion est sérieuse avec l’éditeur anglophone, qui me donne la carte de l’agente allemande. Je m’organise pour trouver un trou dans mon horaire pour la rencontrer. Je n’ai lu qu’un résumé d’à peine dix pages en anglais, mais je sais que je veux publier ce livre en raison du ton unique, des bruits qui courent et des ventes pharaoniques réalisées en Allemagne – plus de 500 000 exemplaires à ce moment. Je lui dis alors que nous déposerons une offre rapidement pour les droits français au Canada dès mon retour. Elle est d’accord et se réjouit même de partager les droits français entre l’Europe et le Canada, ce qu’elle n’avait jamais anticipé jusqu’alors. Ce livre sera publié en 2017 sous le titre La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, un livre unique par l’originalité du propos, une vraie trouvaille de Francfort, un livre de premier trio pour MultiMondes.

Francfort, c’est tout ça, mais c’est aussi un lieu où les éditeurs québécois se retrouvent dans le stand collectif de Québec Édition, qu’ils partagent ensemble. Si nous sommes tous concurrents, nous ne sommes pas des adversaires pour autant. Nous, les éditeurs d’ici, sommes aussi conscients que devant l’immensité du milieu du livre, nous devons faire preuve de solidarité et de fierté nationale devant le succès d’un des nôtres, qui rejaillit toujours sur l’ensemble des auteurs et des éditeurs du Québec. En ce sens, les éditeurs n’hésitent pas à s’échanger des contacts, voire à envoyer un éditeur étranger scruter le catalogue d’un confrère, car leurs catalogues semblent avoir plus de points communs. Aussi bizarre que cela puisse paraître, Francfort, c’est aussi un lieu d’échanges entre les éditeurs québécois!

 

Arnaud Foulon
Vice-président, Groupe HMH

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