En 2011, la Cour suprême des États-Unis a décrété que les jeux vidéo étaient une forme d’art. Cette discipline avait d’ailleurs fait son entrée dans la grande classification des arts, en dixième position – tout juste après le « 9e art », qui fait allusion à la bande dessinée –, et elle se retrouve depuis à l’honneur dans certains musées, au Québec comme à l’étranger. Contribuant au produit intérieur brut du Canada à hauteur de 4,5 milliards de dollars, le jeu vidéo mérite amplement que nous le regardions de plus près, et surtout sous des angles différents. Voilà pourquoi nous avons choisi d’explorer ici les liens qui unissent l’univers vidéoludique à celui de la littérature.

Afin de comprendre ce qui peut lier les livres aux consoles de jeux, nous nous sommes tournés vers un expert en la matière : Dominic Arsenault, dont la feuille de route impressionne. Anciennement directeur de la scénarisation au studio Evillusion, il est maintenant professeur agrégé au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Son champ d’expertise : les théories de la narration et la scénarisation interactive pour les jeux vidéo.

D’entrée de jeu, le spécialiste nous met en garde : le terme « jeux vidéo », qui désigne d’abord et avant tout une « expérience audiovisuelle interactive », regroupe un ensemble de pratiques extrêmement vaste, incluant des jeux de combat, des jeux de sport ou de tir, des jeux de rôle, etc. Et parmi tous ces types de jeux, dit-il, certains ont davantage de points en commun avec la littérature que d’autres; c’est le cas des jeux de fiction interactive, qui sont aussi appelés « jeux d’aventure textuels ».

Quand la fiction se fait interactive
« C’est à partir des années 70, en parallèle à l’émergence des jeux d’arcade, que plusieurs programmeurs se sont intéressés aux fictions interactives, explique Dominic Arsenault. Dans les jeux d’aventure textuels (ou les jeux d’aventure graphiques, comme The Secret of Monkey Island [1990]), il y a beaucoup d’écriture dramatique; les dialogues sont très travaillés, très nichés, et l’auteur s’y démarque. » C’est que ce type de jeux ressemble drôlement à un « livre dont vous êtes le héros » : l’accent est mis sur le texte – d’où l’importance du scénariste –, et le joueur doit résoudre une énigme (ou poursuivre une aventure) en prenant diverses décisions, comme tourner à gauche, prendre un objet précis, etc. « Les jeux à prédominance narrative, de type “walking simulator”, leur ont succédé dans les années 2010. Techniquement, il s’agit d’un développement des jeux vidéo qui prend la technologie des jeux de tir à la première personne (first-person shooter),auxquels on enlève l’action et les fusils et où le joueur, en vue subjective, se promène dans un lieu où il doit trouver des indices », précise l’expert.

Maude Alexandre, qui est conceptrice de jeux sénior pour Sarbakan, travaille notamment à l’élaboration des règles des jeux vidéo ainsi qu’à la conception de la trame narrative et des dialogues. Elle fait également ce rapprochement : « Il existe des jeux qui se rapprochent du roman interactif et qui sont fort intéressants. Je pense présentement à East of the Rockies, un jeu immersif sur mobile développé au Canada qui fait le récit d’une réalité peu connue des Canadiens : celle des Japonais qui ont été envoyés dans des camps d’internement au cours de la Seconde Guerre mondiale. J’ai trouvé le texte d’une poésie magnifique; l’expérience en soi est douce et enivrante », décrit-elle. « Je recommanderais cette application à des gens qui aiment les récits bien ficelés, quelque peu métaphoriques, et qui voudraient une expérience plus immersive qu’un simple texte écrit », résume cette spécialiste.

Dominic Arsenault, qui a également intégré à son parcours académique bien chargé un certificat en littérature, fait ici un parallèle intéressant avec différents styles littéraires : « Dans les fictions interactives, on se rapproche plus du recueil de poésie que du roman. Je pense au jeu Dear Esther, qui offre une toile impressionniste, un univers touffu dans lequel on n’a accès qu’à des bribes d’information. » En effet, ce jeu – qui a été commercialisé en 2012 et qui a récolté plusieurs prix – propose au joueur d’explorer une île, laquelle devient de plus en plus étrange, alors que tout ce à quoi il a accès est un récit épistolaire narré. Qui est donc Esther, et que lui est-il arrivé? Tout est dans la narration (bonjour, les scénaristes!) et dans l’ambiance.

Arsenault poursuit la métaphore en traitant du rapport du lecteur avec le roman. « Le roman possède une certaine ampleur; on lit ça en une semaine ou deux. Certaines séances de lecture sont entrecoupées de retours à la vie quotidienne : l’expérience en est une de longue durée et demande une implication personnelle soutenue. C’est comme dans un jeu vidéo traditionnel, où il est souvent possible de passer près de 40 heures. Cependant, dans un jeu de type “walking simulator”, l’expérience peut être réglée en deux ou trois heures », explique-t-il.

De son côté, Maude Alexandre, qui est elle aussi passée par un parcours académique en littérature, met de l’avant le lien entre le jeu vidéo et la fable : « Le jeu vidéo a beaucoup évolué et permet désormais d’exprimer des émotions diverses, de transposer une réalité en une version artistique et métaphorique. Cela démontre qu’il a sa place au sein de l’esthétique artistique et qu’il est un vecteur fort intéressant d’une forme de littérature se situant entre la fable orale et le récit écrit. » Elle poursuit : « Je pense à cette famille de développeurs, par exemple, qui a créé une expérience ludique pour exprimer la souffrance et le combat de leur jeune garçon, décédé d’un cancer. Le jeu en question, That Dragon, Cancer, est une fable sur la force et la résilience. Il a gagné de nombreux prix. »

Cette idée d’aller au-delà de l’interaction avec les périphériques va justement dans le même sens que l’un des textes fondateurs en ce qui a trait à l’élaboration du cadre de pensée caractérisant l’univers vidéoludique : Hamlet on the Holodeck, de la chercheuse Janet Murray, signé en 1997. « Sa façon d’approcher la question est de voir les jeux vidéo comme le cinéma : une forme d’expression artistique avec une certaine profondeur en émergence, qui passe d’abord par une phase d’expérimentation technique », dit Dominic Arsenault.

L’incorporation concrète de la littérature
Si, dans les fictions interactives, les arts littéraires prennent principalement place dans la conception des scénarios, la qualité des dialogues et une certaine forme de présentation similaire, dans certains jeux, la littérature se veut la source d’inspiration première, tout simplement. Pensons notamment aux adaptations, d’univers comme de trames narratives. À ce sujet, les comics américains ont de quoi être fiers : ils sont nombreux à avoir traversé du côté du jeu vidéo. En effet, il est désormais possible de trouver moult adaptations mettant en scène Batman, Superman, les Tortues Ninja ou plusieurs héros issus de l’univers Marvel.

Mais d’autres bandes dessinées ont également su se démarquer, par exemple celles de la série « The Walking Dead ». C’est aussi le cas de Little Nemo in Slumberland – œuvre de Winsor McCay datant du début des années 1900 et considérée aujourd’hui comme un classique du genre –, qui a été adaptée en 1990. Côté poésie, croyez-le ou non, mais La divine comédie,de Dante, a également vu son volet « L’Enfer » être adapté en jeu d’action gore sous le nom de Dante’s Inferno; celui-ci a d’ailleurs conquis un nombre impressionnant d’adeptes. Quant à la pièce de théâtre En attendant Godot, elle a eu droit à son adaptation récente, mais en version « rétro ». Attention, toutefois : il s’agit davantage d’une curiosité littéraire que d’un jeu de qualité, bien que les dialogues y soient habilement intégrés.

Maude Alexandre attire notre attention sur une autre œuvre du répertoire français : « Il existe un jeu, si on peut le définir ainsi, qui s’inspire de l’œuvre de Marguerite Duras; il reprend plus précisément les dialogues de Moderato Cantabile. Ce n’est pas un jeu très dynamique, et il n’y a pas beaucoup de ce qu’on appelle le gameplay, c’est-à-dire de jouabilité et de défi », explique-t-elle. « Cela dit, c’est un mariage intrigant entre la littérature et le jeu vidéo, ajoute la conceptrice. Le jeu s’appelle Bientôt l’été et a été développé par Tale of Tales en 2012. Est-ce que je le conseillerais à une personne qui s’y connaît peu en jeux? C’est une expérience assez hermétique… Si on est un fan fini de Duras, peut-être, mais ça risque de couper l’envie d’essayer de comprendre l’univers vidéoludique! »

Et, bien entendu, mentionnons le cas de « The Witcher », cette série de romans et de recueils de nouvelles dont l’adaptation récente sur Netflix a fait naître des versions en jeu vidéo. Les livres de cette saga, écrits entre 1986 et 2010 par le Polonais Andrzej Sapkowski, se sont vendus à ce jour à plus de 40 millions d’exemplaires, notamment grâce à la popularité des trois jeux vidéo qui en ont été tirés et dont le premier a été commercialisé en 2007. En français, c’est chez Bragelonne, et sous le titre Le Sorceleur, qu’a été publiée cette série axée sur un chasseur de monstres évoluant dans un univers médiéval fantastique assez sombre. Spécifions par contre que si ces jeux vidéo respectent l’univers des livres de Sapkowski, l’histoire, elle, en est une qui est propre au jeu.

Outre les adaptations directes d’œuvres, Dominic Arsenault porte à notre attention la place explicite du livre – étudiée notamment par des chercheurs francophones dans un numéro spécial de la revue Mémoires du livre paru en 2014, « Livre et jeu vidéo » – et les univers extensifs que proposent certains jeux. Il ne peut passer sous silence le jeu Myst(1993), « un jeu vidéo où l’on entre dans des livres pour explorer les mondes qu’ils décrivent », dit-il. Tout commence alors que le joueur incarne un personnage téléporté sur une île déserte, après avoir lu un livre décrivant ce lieu. Pour continuer à évoluer, le joueur devra découvrir de nouveaux livres, qui le feront passer dans de nouveaux mondes.

Le professeur nous parle également de la série de jeux The Elder Scrolls (et du plus récent, Skyrim), laquelle suggère « un monde fictionnel dans lequel on se promène, entièrement libre, et où l’on peut aller notamment dans une bibliothèque où l’on a accès à des centaines d’ouvrages, dont des romans en sept tomes; des guides touristiques du lieu où l’on se trouve; des traités de magie; des traités d’analyse politique; etc. » Ce qui impressionne dans ce cas précis? Chacun de ces 820 documents – livres, nouvelles, recueils de chansons, encyclopédies, etc. – a été écrit exclusivement pour ce jeu, par des auteurs engagés à cette fin. « Je me souviens d’y avoir lu plusieurs bonnes nouvelles littéraires, qui vont de l’intrigue à l’humour en passant par la fable et la philosophie », décrit Dominic Arsenault. Hum… des livres écrits exclusivement pour être publiés à même un jeu vidéo? Voilà qui met la table pour en apprendre davantage sur ces auteurs!

Contrer la censure grâce à Minecraft : l’audacieuse idée de Reporters sans frontières
Minecraft est l’un des jeux vidéo les plus populaires du monde, comptant plus de 145 millions de joueurs actifs chaque mois. Reporters sans frontières (RSF) a eu la brillante idée d’investir ce jeu pour inciter la nouvelle génération à revendiquer son droit à l’information et à combattre la censure. Comment? L’organisme a créé la « Bibliothèque libre », un bâtiment virtuel qui rassemble de réels articles de journalistes. « Cette bibliothèque est remplie de livres renfermant des articles censurés dans leur pays d’origine. Ils sont aujourd’hui à nouveau disponibles, là où la technologie de surveillance des gouvernements ne peut les atteindre : à l’intérieur d’un jeu vidéo. […] Et cette bibliothèque s’agrandit, avec toujours plus de livres pour vaincre la censure », peut-on lire sur le site de RSF.

Les auteurs de jeux vidéo
L’univers vidéoludique en est un qui est encore principalement anglophone, nous rappelle Dominic Arsenault. Ainsi, il existe pour le moment très peu d’auteurs québécois y ayant usé leur plume. « Les parcours des writers – les scénaristes de jeux vidéo – sont souvent similaires : soit ils ont écrit pour la télé ou pour le cinéma, soit ils ont été recherchistes, dit-il. Comme il n’existe pas au Québec, et à peine à l’international, de programme d’études spécifique pour devenir game writer, ils ont gravité quelque part entre la littérature et la technique liée aux jeux vidéo. » Il poursuit : « Depuis 2011, il existe une mineure en études du jeu vidéo à l’Université de Montréal, et en septembre, un programme de majeure en jeu vidéo verra le jour et intégrera des cours sur la scénarisation et la réalisation de projets, notamment. L’approche des jeux vidéo ne sera pas liée à la formation de techniciens spécialisés, mais permettra de toucher à tous les domaines pour la création de jeux. »

Dominic Arsenault enchaîne en nous parlant de deux auteurs dont les noms ne sont pas inconnus de bien des gens : Douglas Adams et Bryan Perro. Si le premier a vu son roman Le guide du voyageur galactique être adapté en jeu vidéo, il a aussi participé à l’écriture de Bureaucracy (1987), un jeu qui a été vendu à 40 000 exemplaires – tout ça à une époque où, rappelons-le, l’ordinateur, l’Atari ou le Commodore 64 n’étaient pas présents dans tous les foyers –, et dont le scénario est le suivant : en raison d’un changement d’adresse, un personnage doit faire face à une multitude d’obstacles bureaucratiques.

« De son côté, Bryan Perro a coécrit le scénario de Sang-Froid, un jeu vidéo inspiré de contes québécois. Ça se passe au Bas-Canada en 1858 et ça s’articule autour de légendes traditionnelles québécoises ou amérindiennes, notamment des Windigo et des loups-garous. Ce jeu a été un grand succès d’estime et un beau succès critique, notamment, car c’était le premier jeu québécois indépendant à mettre en scène ce folklore », nous dit l’expert. Évidemment, les deux tomes de Créatures fantastiques du Québec, écrits par Perro, ont servi d’inspiration pour former la trame narrative de ce jeu, à l’instar des écrits d’Honoré Beaugrand.  

Un peu de rêve…
Pour notre simple plaisir, nous avons demandé à nos deux intervenants quels livres ils aimeraient voir transposés en jeu vidéo; leurs réponses, d’ailleurs, constituent d’excellents points de repère pour comprendre ce qui, aux yeux de ces spécialistes, représente une œuvre littéraire pouvant se décliner facilement en jeu. Maude Alexandre fait mention de l’univers de Daniel Pennac et de sa tribu Malaussène ainsi que des courtes histoires fantastiques du XIXe siècle. « Celles de Maupassant, entre autres, seraient sans doute fort intéressantes à voir en jeu : il y a du suspense, un climat inquiétant, et cette ligne à franchir entre la folie et la raison, le rêve et le réel qui gagnerait certes à être explorée, dit-elle. Je rêve de réaliser un jour un jeu inspiré de La morte amoureuse, de Théophile Gauthier, ou du Grand dieu Pan, d’Arthur Machen. » De son côté, Dominic Arsenault nomme le cycle « Fondation », d’Isaac Asimov, pour cet univers très large et vaste permettant l’exploration de multiples idées et hypothèses, et où il y aurait matière à faire beaucoup plus que de simples combats.

En guise d’explication à son choix, le professeur établit un lien majeur entre les deux formes d’art : « Le jeu vidéo, tout comme le roman, me permet d’assouvir mon désir de fiction », indique-t-il. Peut-être a-t-il judicieusement mis le doigt sur ce qui relie profondément les deux disciplines : au-delà de l’écriture, de la forme et des adaptations, les livres comme les jeux vidéo servent justement à combler ce désir impérial de fiction propre à l’humain…

 

Aussi geek que littéraire?

Vieille école : Dans mon temps, les jeux vidéo étaient durs pour vrai
Alexandre Fontaine Rousseau (ill. Cathon) (Ta Mère)
Faisant preuve d’une nostalgie bien assumée, Alexandre Fontaine Rousseau érige en monument artistique les consoles de jeux vidéo qui ont marqué son enfance, nous parlant de Mario Bros, de Duck Hunt, de Paperboy et de bien d’autres « fossiles de la culture populaire en huit bits ». À tous ceux qui ont un jour soufflé dans une cassette, ce recueil d’essais – où chaque chapitre explore de façon tant personnelle qu’informative un nouveau jeu – saura tirer un sourire.

Tetris
Box Brown (trad. Mathieu Leroux) (La Pastèque)
Dans cette BD biographique, Box Brown retrace l’histoire de l’ingénieur informatique russe Alekseï Pajitnov et de sa création, devenue l’un des jeux vidéo les plus populaires à l’échelle mondiale : Tetris. Au passage, il explore les liens entre art, psychologie, milieu des affaires et jeu vidéo, et il effleure notamment les débuts de Nintendo ainsi que les relations entre le Japon, la Russie et les États-Unis. L’analyse de ce monument de la culture populaire s’avère aussi passionnante qu’enrichissante.

Gamer (t. 1)
Pierre-Yves Villeneuve (Les Malins)
Voilà une série pour adolescents qui a fait ses preuves, autant du côté des lectrices que de celui des lecteurs. En mettant en scène une héroïne forte, adepte de jeux vidéo tout en étant féminine, féministe et crédible, l’auteur nous entraîne dans la vie de Laurianne, qui vient d’emménager dans une nouvelle ville et qui tente d’y faire sa place. D’ailleurs, les segments se déroulant à l’intérieur du jeu vidéo – car la protagoniste, douée, adore y jouer – sauront plaire à tout un chacun par leurs rebondissements. Dès 13 ans


Photo de Dominic Arsenault : © Marc Joly-Corcoran

 

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