Giller Prize/Books in Canada: Cachez cette traduction…

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Quoique méconnu au Québec, le Giller Prize (rebaptisé Scotiabank Giller Prize en 2005) est l'une des distinctions littéraires les plus prestigieuses au Canada. Cette année, plusieurs controverses ont entouré la remise du prix. On a d'abord critiqué le choix du gagnant, Vincent Lam, un jeune médecin qui n'en est qu'à ses premières armes en tant qu'auteur. Son recueil de nouvelles, Bloodtelling & Miraculous Cures (Doubleday Canada), faisait-il vraiment le poids face aux romans des auteurs établis qui se trouvaient également en lice? Autre sujet de mécontentement: depuis plusieurs années, les ouvrages en compétition sont pour la plupart publiés par les trois ou quatre mêmes maisons d'édition. Quelques acteurs du milieu littéraire ont donc ouvertement demandé si les organisateurs du Giller Prize sont à la solde de ces importants éditeurs… Enfin, last but not least, comme on dit en anglais, deux ouvrages québécois, traduits en anglais, se trouvaient en nomination en 2006. Le fait est suffisamment rare pour soulever des interrogations et rappeler qu'aucun auteur canadien francophone n'a remporté le Giller Prize depuis sa fondation en 1994. Le prix est-il tacitement réservé aux ouvrages de langue anglaise? La rédactrice en chef du magazine littéraire Books in Canada, Olga Stein, a osé poser la question dans un éditorial paru en novembre dernier. Le libraire l'a traduit pour vous.

Cette année [2006], le gala du Giller Prize s’est tenu le 8 novembre à l’hôtel Four Seasons [de Toronto]. Comme on pouvait s’y attendre, c’était tout un événement. Même les courts métrages inspirés des livres en lice (présentant adaptations cinématographiques, lectures et commentaires d’auteurs) étaient réussis, et le maître de cérémonie, Justin Trudeau, avait livré une allocution touchante.

L’un des moments mémorables de la soirée fut une conversation qui se déroula à notre table avant l’annonce du gagnant. Je lançai avec un peu trop de confiance que Vincent Lam n’allait pas, selon moi, remporter le prix. Si j’ai dit cela, ce n’est pas parce que Bloodtelling & Miraculous Cures n’est pas un livre impressionnant: dans l’édition estivale de Books in Canada, Anne Cimon écrivait que «le regard acerbe et l’humour noir de Lam rappellent les histoires les plus sombres de John Cheever» et qualifiait Bloodtelling… de «premier recueil intelligent et acéré». Cependant, on imagine difficilement un recueil de nouvelles tenir tête à des romans (à moins d’avoir été écrit par Alice Munro), surtout lorsqu’il s’agit d’une première œuvre et que les autres titres en compétition sont signés par des vétérans de la littérature.

L’un des convives m’a appris que, dans l’édition du samedi précédent [le 4 novembre], le Globe and Mail s’était interrogé sur le fait que les livres Immaculate Conception de Gaétan Soucy et The Perfect Circle de Pascale Quiviger soient en nomination, bien qu’il s’agisse de traductions. Apparemment, une lectrice assidue aurait écrit au Globe pour souligner qu’auparavant, un livre traduit du français ne se serait jamais retrouvé en nomination. Une autre personne assise à notre table s’inséra alors dans la discussion pour confirmer qu’à son avis, les romans francophones ne gagneraient pas, parce qu’il s’agissait de traductions.

Sur le coup, je n’ai pas accordé tant d’importance à ces commentaires, parce que le fait qu’un livre soit traduit ne représente pas un problème à mes yeux. Mais en y réfléchissant, il me semble que j’aurais dû m’apercevoir qu’il y avait un certain problème (et pas seulement dans le passé, mais jusqu’à tout récemment), puisque c’est seulement la deuxième fois cette année que des romans traduits du français se retrouvent en nomination au Giller Prize.

J’ai toujours cru qu’à peu près tout le monde pensait la même chose que moi de la traduction. Quiconque n’a pas l’anglais pour langue maternelle mais a passé, disons, les trois quarts de sa vie à le parler, à le lire et à l’écrire, sait d’expérience qu’il existe d’excellentes traductions. Celles-ci sont les portails fidèles des mondes inventés dans d’autres langues, et ce, en dépit du fait qu’il n’existe pas toujours d’équivalences stylistiques strictes. Rien ne peut remplacer l’œuvre originale, mais on peut en faire une bonne reconstitution — comme nous le démontrent régulièrement des traducteurs chevronnés comme Sheila Fischman. Ceux qui ne parlent que l’anglais peuvent le vérifier auprès des innombrables Canadiens qui, comme moi, ont lu des ouvrages traduits, et y ont retrouvé toutes les subtilités d’expression et toutes les nuances de l’original, comme si les barrières linguistiques n’avaient jamais existé. C’est une illusion, bien sûr. Mais l’idée que nous nous faisons de la littérature mondiale — Flaubert, Márquez, Amichai — est bâtie sur cette illusion.

Rien ne me laisse croire que le fait que leurs livres soient originalement écrits en français ait miné les chances de Gaétan Soucy ou de Pascale Quiviger. Mais le simple fait de l’envisager est troublant, parce que cela pourrait signifier que les œuvres de fiction canadiennes-françaises, leurs traducteurs et l’art même de la traduction sont relégués à l’arrière-cour de la littérature. Les principales récompenses littéraires canadiennes seraient alors hors de leur portée (à l’exception du prix du Gouverneur général pour la traduction, qui couvre une catégorie si large qu’elle englobe la fiction, la poésie et les genres non romanesques).

Espérons que mes craintes ne soient pas fondées. Espérons qu’au cours des prochaines années, de nombreux auteurs canadiens-français figureront parmi les gagnants et les nominés.

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Fondé en 1971, Books in Canada est le magazine littéraire le plus lu au pays et le seul qui couvre aussi exhaustivement les publications canadiennes de langue anglaise. L’équipe éditoriale se fait également un devoir de recenser quelques ouvrages francophones, notamment dans les domaines de la poésie et du théâtre. Sa mission première est de promouvoir la littérature from coast to coast et de fournir aux écrivains canadiens un lieu d’expression et de débat. Cherchant à accroître le rayonnement international des auteurs établis, le magazine fait aussi la part belle à la relève. En effet, Books in Canada a créé dès 1976 le First Novel Award, remis chaque année à un auteur dont le premier roman a été publié au cours des 12 derniers mois (ce qui exclut d’emblée les traductions, puisqu’il est rare qu’une première œuvre soit traduite aussi rapidement).

Tous les numéros de Books in Canada sont disponibles en édition électronique sur le site Internet du magazine (www.booksincanada.com). Il s’agit d’une publication unilingue anglaise.

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