Du folklore au conte

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À la fin du Peau d'Âne de Jacques Demy, le roi (Jean Marais) et la Fée Lilas (Delphine Seyrig : époustouflante!) descendent d'un hélicoptère présenter leurs vœux aux nouveaux époux, incarnés par Catherine Deneuve et Jacques Perrin. Anachronisme? D'une défroque animalière à une autre, le conte Ti-Jean Peau-de-morue, recueilli par le folkloriste Germain Lemieux en 1953, met en scène un roi qui envoie ses garçons au collège et ses filles au couvent. Frappé par d'une fièvre, il guérit mais perd la vue. Depuis, son secrétaire lui fait chaque matin la lecture des journaux.

Le conte traditionnel n’a pas d’autre règle que celle de capturer l’auditoire dans son filet. Les écarts du conte merveilleux le prouvent: il se moque bien des autres conventions. En considérant uniquement cette variante, faut-il encore distinguer ses formes savantes de ses formes populaires? Charles Perreault, écrivant Histoires ou contes du temps passé sous la lumière du Roi-Soleil, le faisait à partir de ce qu’il considérait comme la littérature de son temps, destinée à briller dans les salons. Mais en transposant ainsi des contes tirés du folklore, il contribue à définir ce dernier. Les conteurs québécois des deux siècles suivants, directement ou non, lui sont en partie redevables. Aussi, tous les contes, les Barbe bleue, Chat botté, Cendrillon, histoires avec ou sans Ti-Jean recueillies au Québec ou en Ontario au XXe siècle, portent une double empreinte. Celle de leurs époques respectives et celle de leur production, texte fait pour être lu ou récit oral transposé à l’écrit. S’agit-il de formes orales captées par une bande magnétique ou une séquence numérique, c’est encore là une performance codifiée, balisée par la nécessité d’intéresser un auditoire, à plus forte raison lorsque ce public est «savant» et équipé d’une enregistreuse. Les paroles s’envolent quand l’écrit demeure? Peut-être. Mais les deux communiquent sans qu’on puisse véritablement cerner qui souffle à l’autre ses répliques.

De même, si on peut à juste titre s’extasier devant la formidable prolixité des contes, on remarque qu’ils utilisent, d’un coin à l’autre du globe, les mêmes archétypes et artifices. Bien avant Aarne et Propp1, ce constat date des frères Jacob et Wilhelm Grimm. Ces derniers sont considérés comme les pères du folklore. Au début du XIXe siècle, l’effritement de l’autorité des monarchies et l’avènement des romantismes qui s’empareront de sa peinture, de sa musique, de sa littérature et de sa philosophie, ont entraîné une profonde transformation des codes du savoir en Europe. La culture savante, après des siècles tournés vers la rénovation du savoir antique puis sa transposition moderne, découvre que les peuples ont parfois du génie. Cela n’est en rien gratuit : les intellectuels des nations émergentes, tant pour conférer quelque fondement naturel à leurs idéaux démocratiques que par chauvinisme, valorisent un savoir perçu comme parallèle et, surtout, antérieur à la double articulation chrétienne et romaine chevillée au pouvoir depuis des siècles. De là un «savoir du peuple», rendu en anglais par l’expression folk’s lore.

Ainsi, avant d’intéresser la linguistique émergente, puis la psychologie, le folklore a une fonction politique, au sens large du terme. On recueille les contes puis, pour en accentuer l’intérêt, on les étoffe, les recoupe, donnant naissance à des récits où la part du collecteur devient indissociable de l’original, à l’exemple des prêtres irlandais recueillant les épopées celtes au haut Moyen Âge, qui ne se privaient pas, au nom de la religion, d’ajouter ou de couper quelques passages. Au Québec, on verra fleurir semblable démarche au XIXe siècle avec les élites désireuses de poser des assises de la littérature nationale. À leur décharge, ces gens entendent écrire pour restituer l’esprit du conte, sans prétendre à la fidélité. L’abbé Casgrain, Pamphile LeMay, Louis Fréchette et ses Contes de Jos Violon s’inscrivent dans cet esprit. Plus tard, on pourra compter sur de vrais folkloristes dont le but est de constituer un fonds d’archives de la matière orale canadienne-française, notamment Marius Barbeau, Luc Lacoursière, et Conrad Laforte à l’Université Laval, Germain Lemieux à l’Université de Sudbury.

Conter, aujourd’hui

«La réalité dépasse la fiction», servons-nous en guise d’épilogue. On reprend à peine son souffle, et la seule relation susceptible de donner quelque sens à l’incommunicable vient confirmer, par la négative, la puissance de la fiction. L’événement est plus fort qu’une histoire inventée, un mensonge ou un songe, et fait écho à notre besoin de règles claires. Il y a un temps pour tout. L’extravagant doit se dérouler en un lieu et un temps précis. « l est bon de vous dire», «Ma grand-mère disait», «Il était une fois», et voilà que l’impossible est possible, on accepte les menteries2. Voilà l’auditoire qui écoute un agité lui prouvant que c’est bien en parlant qu’on trouve quelque chose à dire. Pour le divertir, ce drôle utilise des personnages déjà connus : héros rusé, «gros bras petite tête», roi benêt, objets magiques, etc. Le temps gagné sur leur description permet de passer aux choses sérieuses… ravir.

Les vétérans que sont Jocelyn Bérubé et Michel Faubert, le diable dans l’archet et le vent dans les cordes vocales, continuent de plus belle. La nouvelle génération de conteurs, Fred Pellerin en tête, traque l’inédit et l’ineffable qui sortent de la bouche des grands enfants que nous sommes. Ce qu’on appelle en français «le renouveau du conte» est peut-être ce qui pouvait nous arriver de mieux, au moment où la littérature, cet art de caresser la langue à rebrousse-poil, n’a jamais paru si fragile. Les conteux remettent à l’avant-plan la musique des mots, et les contraintes de leur art sont tacitement acceptées par tous. Lorsqu’une frange importante de l’élite culturelle se réjouit du fait que la télé-réalité soit parvenue à rallier les régions et la métropole autour d’un même spectacle, il faut déplorer que ce lieu commun sans lequel la culture est impossible ne se distingue en rien du gargouillement de la consommation, qui répond sans nul différé de la satisfaction au seul désir d’être à la place de l’autre. Par leurs formules, leurs rites, leurs thèmes semblables du Nord de l’Ontario à la Kabylie ; par leur verbe, leurs histoires et leurs noms dissonants d’un village à un autre, les conteurs présentent un visage de l’humanité qui échappe autant au tribalisme qu’à la production en série. À l’heure où l’on tente de mettre le génie comme l’eau en bouteille, cette diversité enchante.

1 Pour un résumé de ces typologies, qui permettent notamment de recenser les multiples versions d’un conte d’un pays à l’autre, les problèmes liés à la transmission, la communication entre le mythe, la légende et le conte, lire Le Conte de Jeanne Demers.

2 «Le conteur est sommé de mentir, ouvertement, effrontément […] On attend de lui qu’il nous parle de ce qui n’existe pas», écrit Bertrand Bergeron dans Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, après avoir distingué le conteur du bonimenteur habile, qui ne fait qu’enjoliver ses propres récits biographiques (particulièrement ses histoires de pêche).

Bibliographie :
Le Conte.Du mythe à la légende urbaine, Jeanne Demers, Québec Amérique, coll. En question, 143 p., 16,95 $
Contemporain, le conte ? Il était une fois l’an 2000, Christian-Marie Pons (dir.), Planète rebelle, 122 p., 19,95 $
Petit Manifeste à l’usage du conteur contemporain, Jean-Marc Massie, Planète rebelle, 96 p., 19,95 $
Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Bertrand Bergeron (dir.), Éditions Trois-Pistoles,
271 p., 29,95 $

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