Denis Vaugeois : Lucide et inquiet

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Qui s'étonnerait de ce que Denis Vaugeois soit très préoccupé par la santé de l'industrie du livre au Québec ? Après tout, depuis une quarantaine d'années, il compte parmi les intervenants essentiels du milieu — à titre de ministre de la Culture (au sein du premier cabinet Lévesque, de 1976 à 1980), de libraire, d'imprimeur, de diffuseur, d'éditeur, de président de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) et, ne l'oublions pas, d'auteur de livres d'histoire. Conversation avec un homme de lettres lucide et inquiet.

Non seulement ses quarante ans passés au cœur de la vie du milieu peuvent avoir l’air d’un sacerdoce, mais l’engagement de Denis Vaugeois lui donne forcément une perspective singulière sur cette situation dite catastrophique. « Heureusement que le gouvernement fédéral intervient de façon significative pour sauver les meubles, au niveau de l’édition en particulier. Disons les choses comme elles sont : s’il n’y avait pas eu le Conseil des Arts du Canada autrefois, la plupart de nos maisons d’édition n’auraient jamais vu le jour. Et s’il n’y avait pas encore aujourd’hui le Conseil des Arts du Canada et le PADIÉ (Programme d’aide à la diffusion et l’édition), s’il ne fallait compter que sur le provincial, beaucoup d’entre nous disparaîtraient. »

Philosophe, Vaugeois voudrait ne pas projeter une image pessimiste. Cependant, les « réaménagements budgétaires » effectués au Conseil des Arts et Lettres du Québec et à la SODEC lors du premier budget Séguin n’augurent rien de bon. « Soyons francs : le dernier budget ne nous a pas encore fait trop mal, même si la réduction des crédits d’impôts pour les éditeurs n’a réjoui personne. Ce qui inquiète, c’est de voir que toute la chaîne du livre est affectée. » Et pour cause ! Des dispositions comme la suppression en bonne et due forme des programmes de soutien à l’informatisation et à la promotion ont rendu les fins de mois plus ardues pour bon nombre de librairies indépendantes. « Plus les libraires éprouvent de difficultés, moins le maintien de l’office est aisé. D’ailleurs, l’office* est en voie de devenir une fiction, parce qu’on fonctionne de plus en plus avec du prénoté.* Avec la nouvelle conjoncture, il n’est plus dit que toutes les nouveautés auront la chance d’arriver sur les rayons des 250 librairies du Québec. »

Les racines du mal

Cela dit, loin de l’esprit du président de l’ANEL la volonté de ne faire porter le blâme qu’à l’actuel gouvernement. « Pour plusieurs libraires, la situation est liée à l’extrême maigreur des budgets d’acquisition des bibliothèques publiques, précise Vaugeois. Je serai honnête : à cet égard, le PQ n’a pas fait son travail depuis des années. On a dépensé beaucoup mais n’importe comment, en investissant par exemple des sommes faramineuses dans le Printemps du Québec à Paris dont on peut questionner les retombées pour l’industrie. Depuis deux ou trois ans, le budget total d’acquisition des bibliothèques est revenu à peu près au niveau où je l’avais laissé en 1980. Bien sûr, on a essayé de se rattraper, mais la décision de l’ex-ministre de la culture, Diane Lemieux, de pénaliser les municipalités riches qui avaient des bibliothèques bien garnies pour favoriser les municipalités pauvres était carrément odieuse. Ce n’est pas d’hier que la situation des bibliothèques s’aggrave. Sur l’île de Montréal, c’est un vrai bordel à cause des fusions municipales, alors les achats ont chuté de façon drastique, ce qui fait toute la différence pour certains libraires. »

Dans une lettre publiée dans Le Devoir en décembre dernier, Vaugeois, à l’instar de beaucoup d’intervenants du milieu, n’hésitait pas à identifier les librairies, et notamment les librairies indépendantes, comme le maillon faible de la chaîne du livre. « Beaucoup de raisons expliquent ce triste fait, dont le manque de soutien au livre. Prenez la diminution de l’espace médiatique consacré au livre : à la télé, il n’y a plus rien ; à la radio, il y a très peu et le livre québécois éprouve encore du mal à y avoir droit de cité ; dans les journaux, on est de plus en plus absents. Cela fait une énorme différence, parce que ce support médiatique a été pendant un temps le meilleur appui des éditeurs et des libraires. Dès qu’un auteur passe à une émission quelconque, on en voit les retombées le lendemain. Et que les Français soient encore avantagés ici me semble d’autant plus incongru qu’ils n’en ont pas besoin, ils sont déjà soutenus par leurs propres médias auxquels le public québécois a également accès. »

Soutenir les créateurs, oui… mais pas exclusivement

Quand on évoque le refrain seriné par la ministre Line Beauchamp sur la nécessité d’aider davantage les créateurs, Denis Vaugeois ne mâche pas ses mots. « Qu’est-ce qu’on fait de l’aide à l’édition, la promotion, la mise en marché ? À quoi bon soutenir les écrivains, si on fragilise le reste de l’industrie ? Au Septentrion, nous refusons chaque année l’essentiel de la quantité incroyable de manuscrits non sollicités qui nous est soumise. Avec 400 titres au catalogue, nous avons environ 300 auteurs maison qui nous ramènent constamment des nouveaux titres et qui ont forcément préséance sur les nouveaux auteurs. Ça fait pas mal de gens qui restent pris avec leurs manuscrits dans leurs tiroirs, même si, globalement, j’ai l’impression que l’ensemble des éditeurs québécois acceptent et publient trop. Tout ceci a pour conséquence que le libraire investit beaucoup d’efforts dans la réception et le traitement de nouveautés qu’il n’a pas souhaitées et qui ne feront pas long feu sur le marché. C’est l’aspect moins intéressant de l’office. »

Avec le recul qui s’impose, Vaugeois compare la situation avec celle des kiosques à journaux, qui bénéficient de ristournes sur le stock qui roule simplement en boutique, et se demande s’il ne faudrait pas instaurer un soutien à l’office pour les libraires. « Autrefois en librairie, le libraire ne se posait pas de question et faisait l’essentiel de son chiffre d’affaires avec quelques nouveautés. Aujourd’hui, le marché s’est fragmenté avec l’arrivée des grandes surfaces (Wal-Mart, Costco et autres) qui a beaucoup affecté les petites librairies, surtout dans des villes comme Québec. Un best-seller comme un roman de Denise Bombardier ou des titres de La courte échelle, dont une librairie vendait aisément une centaine d’exemplaires, ne s’écoulera plus qu’à une vingtaine d’exemplaires si on peut le trouver à un prix beaucoup plus bas dans un Club Price ou dans la succursale d’une chaîne. »

Appel à l’ordre

Est-ce dire qu’une forme de réglementation du prix de vente des livres, que réclame le milieu depuis belle lurette, s’impose plus que jamais ? « Personnellement, je reste partisan d’une réglementation des pratiques commerciales. Il paraît que le prix unique fait peur ; en tout cas, il faisait peur à Lucien Bouchard, qui a préféré consulter les libéraux plutôt que ses propres troupes sur la question. Je continue de penser qu’à défaut de panacée, la réglementation est une bonne avenue. C’est le discours qu’on tient avec le gouvernement fédéral, qui injecte beaucoup d’argent dans le livre et qui a constaté le bordel ayant résulté de l’absence de réglementation au Canada anglais. Parce quand on se compare à nos voisins, on se console. Mais ce n’est pas suffisant. »

***

* NDLR : On utilise le vocable « office » pour l’envoi automatique des nouveautés selon des quantités établies au moyen d’une grille entre le fournisseur et le libraire, tandis que le « prénoté » désigne les modifications apportées à cette grille sur certains titres par les libraires lors de rencontres périodiques avec les représentants de fournisseurs.

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