Alberto Manguel : Des livres et des saucisses

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S'il existait une religion de la littérature et un paradis des saintes plumes, sis quelque part au-dessus de nos têtes de lecteurs-disciples, Alberto Manguel mériterait d'être canonisé de son vivant. Du moins, son nom figurerait sans doute en tête de liste des élus potentiels au titre de patron des causes perdues, tant l'essayiste, romancier et surtout l'amoureux éperdu du livre et de la lecture, prêche avec une ferveur contagieuse son amour du livre bien fait.

Si la tendance se maintient…

Car pour l’auteur d’une incontournable Histoire de la lecture (Babel, Prix Médicis de l’essai) et, plus récemment, du Journal d’un lecteur et d’Un amant très vétilleux (Actes Sud/Leméac), il faut de toute urgence réfléchir à la réelle valeur du travail des écrivains et à l’appui qui doit leur être accordé : « Les dix dernières années, il est arrivé à l’édition et au marché du livre la chose la plus désastreuse qui ait pu lui arriver : elle a été découverte par les marchands, explique Manguel. Les compagnies internationales se sont rendu compte que le livre s’achetait et se vendait et, ainsi, que ça devait être un objet commercial comme un autre. Or, le livre n’est pas un objet comme un autre. […] Le livre est avant tout un réceptacle de mémoire, un lieu de réflexion. En tant que tel, il ne produit pas de rendement économique. Il se peut que cela déclenche un rendement, mais c’est justement aléatoire. Or, ceux qui se sont penchés sur le livre en tant qu’objet commercial se sont dit que dans l’édition, comme dans la vente en librairie, on pourrait appliquer le même système que celui qui prévaut pour la vente de saucisses. Ainsi, vous proposer un produit qui a une présentation déterminée, une saveur au goût, comme la charcuterie dans les supermarchés. »

Éditeur cherche best-seller

Alberto Manguel, qui possède la nationalité canadienne depuis 1985 et vit actuellement en France, avoue d’emblée son inquiétude et, en ne mâchant pas ses mots, se lance sans hésitation dans ce qu’il conviendrait de nommer une « défense et illustration du livre libre » : « La vision du monde de l’édition qu’ont les marchands a plusieurs effets néfastes. Autrefois, l’éditeur se lançait dans l’aventure par amour des livres et pour avoir un rôle dans la création d’une œuvre d’art ; il s’engageait à soutenir les écrivains et à publier leurs livres. Notez bien l’ordre des priorités ! Car aujourd’hui, l’écrivain, pour les marchands, n’est que celui qui fabrique le livre, comme le cochon fournit la saucisse. Cela équivaut à saigner entièrement tout ce qui constitue le geste littéraire nécessitant, pour créer un chef-d’œuvre, un long cheminement intellectuel, l’acceptation de l’échec et l’exploration littéraire dans un climat ouvert au dialogue et à la réflexion. Le climat de la nouvelle industrie a détruit tout ça en entourant cette activité de règles qui appartiennent au commerce et non à la littérature. On ne peut pas créer de best-sellers. Or, ces marchands, comme Random House récemment, donnent des instructions aux éditeurs pour faire des best-sellers. C’est comme dire qu’il faut créer plus de génies ! De plus, il y a souvent concurrence entre les maisons littéraires au sein d’un même groupe, si bien qu’on évite les risques et qu’on diminue le soutien aux projets d’écrivains en devenir. Il est facile de soutenir, par exemple, Joyce après Ulysse, ou Flaubert après Madame Bovary. Il était plus difficile de soutenir le même Flaubert lorsqu’il a écrit Novembre, n’est-ce pas ? Donc, si vous êtes responsable d’une maison et que vous ne faites pas de best-sellers, vous serez viré. On assiste présentement à une autocensure qui ronge de façon infectieuse le monde de l’édition. Je connais des éditeurs qui, maintenant, te disent, les larmes aux yeux, qu’ils ne peuvent pas publier un livre de poésie, d’histoire, ou qui a moins de cent pages. »

Du fric et des saucisses

Rencontré lors de son passage au Festival Metropolis Bleu, qui se tenait à Montréal du 30 mars au 3 avril dernier, Alberto Manguel a été fidèle à sa réputation : l’homme de lettres, dont la bibliothèque personnelle (un ancien presbytère, ce qui a de quoi réaffirmer le caractère sacré de sa passion) compte pas moins de 30 000 ouvrages, a librement et tout haut réfléchi aux dangers qui menacent l’édition française. Par ricochet, mais à moindre échelle, il n’est pas exagéré d’y voir des ressemblances avec l’édition au Québec : « Comme dans les banques, où l’on assiste à un incessant mouvement des gérants pour ne pas avoir de rapport personnel avec le client, les grandes maisons d’édition déplacent à leur guise les directeurs éditoriaux. C’est ne pas comprendre que la vraie relation entre ces derniers et les écrivains est une relation aussi intime que celle d’un couple. On crée cette relation à partir de confidences et même d’amour. Il y un certain érotisme dans cet échange, parce que la création d’un œuvre littéraire nécessite une confiance totale. Il ne faut pas se demander si le directeur littéraire ne voudra pas de nous si notre œuvre n’est pas commerciale, si elle est difficile ou si elle est un échec. Et sans oublier que, de plus en plus, les chaînes de librairies ont le pouvoir de dicter ce que les éditeurs doivent publier. »

Est-ce à dire que l’édition n’est maintenant plus qu’une affaire d’argent ? « Dans cet endroit malsain qu’est l’espace commercial, renchérit le penseur d’origine argentine, les agents ont acquis un rôle qui n’est pas le leur. Alors qu’ils devaient faciliter le rapport bureaucratique entre l’écrivain et l’éditeur et offrir un support à celui-ci de façon intime, voilà qu’ils sont devenus les maîtres d’œuvre qui exigent qu’un roman ait des caractéristiques précises avant même qu’il ne soit proposé à l’éditeur. De plus, celui qui distribue ces objets qu’on appelle « livres » et qui ne les ouvre généralement pas peut dire à l’éditeur qu’il ne veut plus de saucisses de ce genre, sous prétexte qu’il sait ce qui va se vendre. Les agents connaissent bien la vente, mais ne connaissent rien à la littérature, et les voilà qui vendent des Da Vinci code comme on vend des jeux vidéo. Et pourtant, il y a des lecteurs qui aiment la vraie littérature, mais ils ne représentent pas la majorité. Ils sont toutefois dans cette incertitude propre à la littérature, par nature ambiguë, non définitive », conclut-il.

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