À quoi bon les romans?

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«Je ne lis pas beaucoup de romans; je préfère à la fiction la vérité des documentaires sur l'Histoire», m'avouait il n'y a pas si longtemps, non sans une certaine candeur, un ami féru d'ouvrages historiques.

Près d’un siècle avant cet ami, les frères Goncourt établissaient entre historiens et romanciers une distinction maintes fois reprise depuis, selon laquelle les premiers seraient «des raconteurs du passé» et les seconds «des raconteurs du présent».

Même si cette proposition a gardé quelques adeptes de nos jours, elle a souvent fait l’objet de contestation et provoqué des débats animés. On pourrait aujourd’hui la contester en évoquant deux romans québécois à caractère historique qui témoignent d’un passé plus ou moins récent et familier (l’excellent La Constellation du lynx de Louis Hamelin, qui jette un éclairage inédit sur les événements d’octobre 1970 et leurs répercussions) ou d’un passé plus lointain et étranger (le non moins brillant L’homme blanc de Perrine Leblanc, qui nous plonge dans les remous qui ont agité l’URSS au siècle dernier). Car il semble pour le plus grand bien de la littérature que, sans renoncer à sa nature proprement romanesque, le roman sache puiser à même l’Histoire sa matière organique, non pour ressasser de manière morbide le malheur des collectivités, mais pour éclairer à la fois hier et aujourd’hui.

Mais plus encore, à la lumière des récents événements dans le monde arabe, on pourrait avancer que le roman a contribué à préparer le terrain au soulèvement des populations assoiffées de démocratie et d’équité. À la faveur d’un extraordinaire renouveau des littératures arabes, des écrivaines et des écrivains ont réclamé à travers leurs œuvres, avec ardeur, de plus grandes libertés politiques, la fin de tabous étouffants autour de la sexualité, des droits des femmes et de la religion, et le droit de demander des comptes à la classe dirigeante.

Dans un roman quasi prémonitoire, L’immeuble Yacoubian, l’Égyptien Alaa El Aswany avait déjà traduit le mécontentement larvé de son pays sous le régime de Moubarak. Les exemples abondent, dont ceux des lauréats ex aequo du Prix Booker arabe 2011: Rajae Alem d’Arabie Saoudite, dont le roman Taouq Al Hamama (Le collier de la colombe), raconte une histoire inacceptable pour le pouvoir conservateur et réactionnaire saoudien; et Mohammed Achaari du Maroc, qui, dans Al Qaws wa Al Faracha (L’arc et le papillon), aborde le terrorisme et l’islamisme sous l’angle de leurs effets sur la vie familiale.

Certes, les romans arabes, rarement tirés à plus de quelques milliers d’exemplaires, ne touchent pas encore les masses, mais leur influence est amplifiée par le respect qu’inspirent leurs auteurs, dans une région géo­­linguistique qui s’étend du Maroc à l’Irak et compte plus de 300 millions de locuteurs. Mais le Britannique Michael Binyon, qui s’est penché sur la question dans The Times ce printemps, n’avait pas tort de rapprocher la situation des romanciers arabes à celle de leurs homologues de l’ex-Union soviétique, avant la chute du mur de Berlin, également aux prises avec des difficultés à s’exprimer librement sous peine d’emprisonnement.

N’en déplaise à ces esprits chagrins qui voudraient réduire la littérature à un statut de simple divertissement sans conséquence, il arrive donc que l’éveil des peuples soit anticipé par elle, que les tumultes sociaux et politiques aient pour source des œuvres ancrées non seulement dans le passé et le présent, mais dans les pages desquelles germent les idéaux de l’avenir.

Et pourtant, aussi tentante et flatteuse soit-elle pour l’ego du lettré, loin de moi l’idée romantique que la littérature, que la culture soient des remèdes universels et des sources de sagesse infinie. Je garde en tête les mots lucides de la romancière Yanick Lahens qui s’est aventurée, sinon à contredire, au moins à nuancer ce lieu commun dans son récit Failles, impitoyable biopsie des maux qui affligent la société haïtienne depuis bien avant le tremblement de terre du 12 janvier 2010. «Le moment historique demande autre chose [que des romans]. Un projet de société», écrit avec justesse Lahens avant d’ajouter: «Je ne suis pas en train de tirer une balle dans le pied de l’écrivain que je suis. Parce que ce qui naîtra de là ne nous empêchera en rien d’écrire, de peindre ou de danser. Nous le ferons peut-être autrement, peut-être serons-nous moins exotiques. Je n’en sais rien. Mais je sais que j’éprouverai un immense soulagement à ne plus évoquer la santé du malheur.»

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