Une sorte de bleu

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Malgré sa mort plusieurs fois annoncée, le jazz n'a pas encore rendu son dernier souffle. Ode au métissage, jaillissement spontané de l'instant présent, blues langoureux ou bebop frénétique, le jazz n'a pas fini de faire swinguer à l'unisson ses artisans et ses mordus. D'où cette manne de bouquins sur le sujet, comme autant d'échos de la note bleue…

« Don’t write about the music ; the music speaks for itself », disait Miles Davis qui ne portait guère les critiques et les musicologues en son cœur. Par bonheur, personne ne s’est soucié de sa mise en garde. Sinon, n’auraient pas vu le jour toutes ces biographies qui composent son portrait éclaté. La plus récente, Miles Davis, l’ange noir de Noël Balen, retrace sur un ton académique la trajectoire du légendaire trompettiste. Accompagné d’un CD de plages choisies, l’ouvrage ne vaut pas la magistrale biographie d’Ian Carr (Miles Davis : The Definitive Biography, Thunder’s Mouth), dont l’édition remise à jour finira bien par paraître en français. Le livre de Balen n’égale pas non plus l’indispensable discographie analytique de Jack Chambers (Milestones, Da Capo), ni le fascinant reportage du journaliste Ashley Kahn sur la genèse du chef-d’œuvre de Miles (Kind of Blue : The Making of the Miles Davis Masterpiece, Da Capo), dont l’édition en langue de Molière annoncée ne sortira plus en raison d’un conflit insoluble entre l’auteur et l’éditeur français. Mais le « beau livre » de Balen, à la présentation graphique soignée, à l’iconographie riche et abondante, constitue néanmoins une belle introduction à l’œuvre du Picasso du jazz.

On ne peut évoquer Kind of Blue sans du même coup saluer Bill Evans, qui en fut presque la Muse, voire le co-instigateur. Non seulement Miles avait-il conçu ce projet en fonction du style de son (occasionnel) souffre-douleur blanc, mais il avait tenu à y mêler Evans qui avait pourtant cédé son banc à Wynton Kelly bien avant les deux séances en studio du printemps 59. Cette anecdote, comme toutes celles qui jalonnent la vie d’Evans, forment le nœud du bouquin d’Alain Gerber consacré à ce génie tourmenté qu’emporta une overdose en ’81. Virtuose des ambiances splénétiques, ni bleues ni vertes, William J. Evans fut véritablement un maillon essentiel de la chaîne de l’évolution du piano, dont l’influence reste audible vingt ans après sa mort. Avec l’intelligence et la passion dont on le sait capable, Gerber restitue au personnage la pleine mesure de son drame quiet. S’il fallait trouver un défaut à cette biographie, on déplorerait comme dans le cas de ses deux précédents opus (Lester Young et Clifford Brown) ces trop nombreux emprunts à des sources journalistiques (notamment, le magazine Downbeat) qui confèrent par moments à l’entreprise des airs de mosaïque d’informations recyclées. (Mais ce serait chercher la petite bête…)

Nombreux sont les romanciers qui aiment le jazz et le célèbrent dans une langue swinguante, dont les libertés évoquent les plus audacieux solistes de ce genre de musique. C’est le cas notamment d’un Christian Gailly, que je découvre avec la parution d’un onzième roman, Un soir au club, et la réédition simultanée d’un précédent, Be-Bop. Tandis qu’ Un soir au club raconte la rédemption de Simon Nardis, autrefois pianiste de jazz, qui «périssait de tristesse» dans la sécurité et qui retrouve le goût de vivre grâce à la musique et à l’amour d’une femme, Be-Bop s’intéresse au rapport entre deux hommes issus de générations différentes qui s’apprivoiseront l’un l’autre à travers le jazz. Servis par une prose admirable, souple et fébrile, qui tient autant de la peinture que de la musique, ces romans de Gailly sont un hymne à la beauté et à la vie.

Fille bâtarde de l’Afrique et de l’Europe, musique de paumés en perpétuelle quête de respectabilité, le jazz est prodigue en figures mythiques aux vies brisées par l’alcool, la came, le racisme et l’aliénation. Cousin britannique de Gerber et Gailly, Geoff Dyer s’est inspiré de moments de ces vies, imaginaires ou attestés, de ces vies pour écrire Jazz impro (Prix Somerset Maugham 1992), florilège de portraits romancés enfin réédité en format de poche. D’Ellington à Monk, en passant par Lester Young, Billie Holiday, Bud Powell et Chet Baker, ces personnages revivent plus vrais que nature sous la plume alerte de Dyer, qui manifestement connaît son jazz et sait injecter dans des thèmes archi-connus suffisamment de vigueur pour nous obliger à les écouter avec une oreille neuve. À ces biofictions s’ajoute un bref essai qui évite le caractère d’ordinaire pompeux de ce genre de dissertations. Si bien qu’on achève cette lecture avec l’envie d’entonner ce standard auquel le bouquin empruntait son titre original : « Love is funny or it’s sad/It’s quiet or it’s mad/It’s a good thing or it’s bad/But beautiful… » (« But Beautiful », Van Heusen & Burke)

La même et indispensable collection « Musiques & cie » de chez 10/18 nous offre aussi Strange Fruit de David Margolick et Comme si j’avais des ailes du trompettiste Chet Baker. Étude consacrée à la fameuse chanson sur le lynchage dans le valeureux Sud, le livre de Margolick relate le destin de cette œuvre à la fois horrifiante et envoûtante, immortalisée par sa plus célèbre interprète, Billie Holiday. Mémoires autobiographiques rédigés dans les fabulous fifties, le texte anecdotique de Baker ne nous apprend en définitive pas grand-chose sur cet Icare à la voix de môme éternel, sinon que l’ange déchu à la trompette céleste y fait montre d’une franchise frisant l’impudeur, notamment sur la question de sa toxicomanie. Tout y passe, avec force détails carrément morbides mais, a-t-on envie de demander, dans tout ça : où est la musique… ?

Peut-être les profanes désireux de découvrir ce genre réputé ardu feraient-ils mieux de jeter un œil et une oreille du côté de L’Alphabet du jazz, superbe petit album signé Yvan Amar et destiné aux jeunes, mais pas exclusivement réservés à eux. Passons sur ce graphisme qui rappelle l’ouvrage similaire publié l’été passé par notre Christophe Rodriguez national (Les Grands Noms du jazz, L’Homme). Avec ses trente-cinq portraits biographiques, présentés selon l’ordre alphabétique (d’Armstrong à Young) et ses deux CD-boni qui les illustrent par l’exemple, cet abécédaire permettra aux avides de connaissances de découvrir les plus grandes stars du genre. Orgueil oblige, l’auteur n’a résisté à la tentation d’inclure dans ce panorama quelques stars européennes, mais quand celles-ci se nomment Django Reinhardt ou Martial Solal, qui pourrait s’en formaliser en dehors du réac-en-chef, Wynton Marsalis ? Et puis, pour une lecture plus costaude, on parcourra les pages du Jazz dans tous ses états, un essai encyclopédique que l’on doit à la plume rigoureuse de Franck Bergerot. Moins scolaire mais par moments assez pointu, ce énième bouquin du chroniqueur vedette de Jazz Magazine fait le point sur l’histoire de cette musique qui, Miles nous l’a pourtant dit et redit, parle d’elle-même.

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Miles Davis, l’ange noir, Noël Balen, Mille et une nuits/Arte
Bill Evans, Alain Gerber, Fayard
Un soir au club, Christian Gailly, Minuit
Be-Bop, Christian Gailly, Minuit Double
Jazz impro, Geoff Dyer, 10/18/Musique $ cie
Strange fruit, David Margolick, 10/18/Musique & cie
Comme si j’avais des ailes, Chet Baker, 10/18/Musique & cie
L’Alphabet du jazz, Yvan Amar, Gallimard Musique/France Culture
Le Jazz dans tous ses états, Franck Bergerot, Larousse

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