Les quatre garçons dans le vent se situent véritablement dans une classe non seulement à part, mais aussi, à tous points de vue, tout à fait unique. De la fulgurance de leurs débuts au génie de leur évolution et jusqu’à la débâcle finale, l’aventure Beatles est une épopée aux proportions bibliques dont les éléments relèvent à la fois du miracle, du mythe, de l’événement historique et du chemin de croix. Avec plus de 3000 livres publiés à leur propos, les petits gars de Liverpool sont pratiquement devenus un genre littéraire en soi.

L’histoire officielle du groupe telle qu’elle nous est aujourd’hui racontée a ceci de navrant qu’elle souffre d’un révisionnisme historique dont personne n’est dupe et qui, de surcroît, fait fi de tout ce qui s’en écarte. Cette manie de ne considérer comme valable que ce qui porte l’estampe des sociétés contrôlant les intérêts des Beatles a fini par en faire une marque déposée que l’on remet périodiquement au goût du jour en réajustant l’image qu’il convient de projeter, au détriment de décennies d’historiographie aussi pointue que passionnée.

Apôtres, prophètes, exégètes, évangiles, écrits apocryphes et confessions : tout cela pullule au sein de la constellation littéraire entourant les Beatles. Une foule d’essais aux thèmes et aux thèses les plus hétéroclites voisine les analyses musicologiques les plus poussées, les témoignages les plus scabreux, les théories les plus abracadabrantes et les comptes-rendus les plus baroques. Qu’il s’agisse de la première rencontre entre John et Paul, des tournées en Allemagne, de l’audition chez Decca, du renvoi de Pete Best, de la Beatlemania, des Philippines, de Memphis, de Bob Dylan, de George Martin, de la drogue, de l’accident de voiture de Paul, d’Abbey Road, du séjour à Rishikesh, de la mort de Brian Epstein, de l’identité du cinquième Beatles, du divorce de John, de Yoko Ono, de l’aventure Apple, d’Allen Klein ou autre, l’énorme quantité de détails disponibles sur l’ensemble de l’histoire du groupe exerce une fascination dont l’action s’apparente à celle de la force centrifuge. Car si les chansons, hautement réflexives, peuvent aisément se suffire à elles-mêmes, l’abondance et la disponibilité des archives entourant leur création ouvrent la porte à tout un monde de subtilités dont les tenants et aboutissants se situent à un niveau comparable à celui des yeshivasde la tradition hébraïque. Bref, le corpus littéraire beatlesque est rédigé par un cercle d’initiés où tout un chacun présume par avance des connaissances préalablement approfondies de ses lecteurs, non seulement en ce qui a trait à leur catalogue musical, mais aussi à tout ce qui concerne la vie de ses membres.

Parmi les rares personnes ayant fait partie intégrante de la sphère privée des Beatles, Mal Evans et Neil Aspinall sont les seuls à ne pas avoir publié de livre sur le sujet, au grand dam des fans et de la postérité. Mais la plupart de ceux ayant pris part d’une façon ou d’une autre à l’épopée ont par la suite fait état de leur expérience dans des livres dont l’intérêt et la qualité vont souvent de pair avec leur auteur. À titre d’exemple, les mémoires de leur ingénieur de son à partir de 1966, Geoff Emerick, sont une source d’information de premier ordre, regorgeant de détails sur les techniques d’enregistrement, la démarche artistique du groupe et l’ambiance en studio, le tout rédigé de manière critique et sans occulter les aspects moins charmants de l’histoire. Dans un tout autre ordre d’idées, le témoignage de Richard DiLello, illustre inconnu ayant eu la chance de profiter de la manne au plus fort de la période Apple, donne à voir ce à quoi a pu ressembler, de l’intérieur, le bordel ambiant de l’édifice de Savile Row, lieu d’où les Beatles croyaient pouvoir révolutionner le capitalisme en fondant leur propre entreprise.

Cependant, les livres ne servent pas qu’à ressasser le bon vieux temps. La biographie de Barry Miles consacrée à McCartney est l’exemple type d’une tentative de remettre les pendules à l’heure. Publiée en 1997, peu de temps après la sortie des disques du projet Anthology, elle s’applique à déconstruire certaines opinions généralement admises quant à la nature de l’apport de McCartney au groupe, en lui donnant notamment la chance de raconter sa version des faits, trop souvent occultée par l’image magnifiée d’un Lennon transformé en colombe avant-gardiste depuis sa mort. Nombre d’ouvrages sont ainsi de purs rectificatifs mettant de l’avant telle ou telle mouture de l’équipée.

Mais les livres les plus intéressants sont davantage le fruit du labeur maniaque d’une poignée d’exégètes que de celui de la mémoire des apôtres. Le travail monumental accompli par le maître incontesté Mark Lewisohn, auteur du jupitérien The Complete Beatles Recording Sessions, constitue la pierre d’assise de cette cathédrale de glose engendrée par le groupe, majoritairement faite de digressions en rapport avec l’élaboration et la genèse des versions dites canoniques de leurs chansons. Les deux livres de John C. Winn vont encore plus loin, répertoriant et commentant à l’heure près le quotidien des membres du groupe de 1962 à 1970, qu’il s’agisse de séances d’enregistrement, d’entrevues, d’apparitions télé ou autre, pourvu que l’événement soit documenté. Peter Doggett, quant à lui, s’attarde avec pénétration aux atermoiements de leur séparation, période sombre et tourmentée dont le récit complexe offre un exposé éclairant des méandres financiers, juridiques et relationnels ayant précipité l’implosion du groupe.

Le parallélisme miraculeux unissant le parcours des Beatles à celui de leur époque est un fait rare dont l’adéquation phénoménale leur a conféré le statut de visionnaires tout en les élevant au rang de véritables jacobins de la culture. La décortication minutieuse de cet empire pétri de synchronicité n’a certainement pas fini de nous étonner.

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