Petit guide galactique

13
Publicité
Ne reculant jamais devant l'impossible et avec le bien humble désir de guider les lecteurs dans les territoires fabuleux ou inquiétants des littératures de l'imaginaire, le libraire est allé voir de plus près dans les franges de la fiction, et en a ramené un utopique et fort incomplet «Guide galactique», sorte de visite guidée des rayons destinée à nourrir la découverte de petits chef-d'œuvres parfois encore trop peu connus.

Uchronie
Parfois appelée «Histoire alternative», l’uchronie repose sur le principe du détournement historique. Il s’agit souvent d’imaginer ce que serait devenue l’histoire si tel ou tel événement ne s’était pas produit. Ainsi, Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick (J’ai Lu) propose une vision d’un monde où la Seconde Guerre mondiale a été remportée par les nazis. À cet exemple célèbre, on ajoutera Rêve de fer de Norman Spinrad, ou ce qui serait advenu d’Adolf Hitler si ce dernier avait émigré aux États-Unis pour devenir écrivain de science-fiction. Voyage (deux tomes chez J’ai Lu) de Stephen Baxter part d’un principe similaire, et imagine que Kennedy échappe à son assassinat, ce qui change radicalement le développement du programme spatial américain. Décidément attiré par les dérèglements temporels, le même Baxter a imaginé une suite à La Machine à voyager dans le temps de H.G. Wells avec Les Vaisseaux du temps (Livre de poche).

Par extension, ces futurs antérieurs regroupent désormais des romans dits «steampunk», dans lesquels les influences du roman d’aventures, l’esthétique et les avancées technologiques du XIXe ou du début du XXe siècle côtoient des thèmes fondateurs de la science-fiction ou de la fantasy (risque de fin du monde, combat du Bien contre le Mal…), créant ainsi un contraste qui, encore aujourd’hui, inspire nombre de créateurs de romans, de bandes dessinées ou de films. L’automne dernier, chez Fleuve Noir, paraissait Le Soleil du Nouveau Monde d’Alexander Irvine, dont l’action se situe en 1853, et où l’auteur mélange allégrement mythologie aztèque et phénomènes de foire ambulante. La Vénus anatomique de Xavier Meauméjean (Livre de poche) a aussi attiré l’attention lors de sa publication en 2004, et présente un mélange audacieux de miracles scientifiques, d’histoire et de philosophie. Bref, le filon ne s’est pas tari, et forme encore un des thèmes les plus riches de la science-fiction.

Repères
À défaut de poser les balises d’un domaine littéraire où les genres se confondent, mieux vaut alors faire confiance aux connaisseurs pour nous montrer le chemin. Plusieurs ouvrages théoriques sur la science-fiction, le merveilleux ou le fantastique ont vu le jour, mais peu arrivent à la cheville de l’entreprise menée par Jacques Goimard. Référence en la matière, préfaces et textes critiques des 40 dernières années ont été réunis en trois livres majeurs dans la collection Agora, chez Pocket: Critique du merveilleux et de la fantasy, Critique du fantastique et de l’insolite et Critique de la science-fiction. Plus ludique dans son approche et accessible pour les profanes comme pour les purs et durs, 100 mots pour voyager en science-fiction de François Rouiller (Les empêcheurs de penser en rond) propose une balade dans les multiples univers de la S.F. tant au cinéma, en musique qu’en littérature. Rouiller ne prétend pas du tout être exhaustif, mais il parvient à dépoussiérer de façon convaincante plusieurs idées reçues.

Ceux et celles qui voudraient mettre la main sur un guide de lecture inspiré et inspirant devraient absolument se procurer L’Atlas des brumes et des ombres de Patrick Marcel (Folio SF), qui recense une centaine des plus grands textes appartenant au fantastique: un choix éclairé et très bien commenté. Enfin, pour en apprendre davantage sur les premières manifestions sérieuses des littératures de l’imaginaire au Québec, on ne saurait trop recommander la lecture de La Décennie charnière de Claude Janelle (Alire), qui recense tout ce qui a été publié ici entre 1960 et 1970. C’est ce même Janelle qui dirige la vaste entreprise de L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois (Alire), des ouvrages essentiels pour suivre de près ce qui s’écrit au Québec. À ce jour, on a couvert la période située entre 1984 et l’an 2000. Une œuvre de patience, de rigueur et de minutie.

Fin du monde
S’il est plus fréquent de voir des écrivains de science-fiction bâtir un monde à partir du néant, plusieurs d’entre eux ont cédé à l’envie d’imaginer ce que serait la fin du nôtre. Souvent, on doit en attribuer la responsabilité aux invasions extraterrestres. La Guerre des mondes a fait bien des petits, tous aussi pessimistes les uns que les autres. À l’heure des bouleversements climatiques, on pourra aussi parcourir l’anthologie Catastrophes (Omnibus) qui recense les grands «romans de fin du monde». Épuisé depuis plusieurs années, le classique écolo radical avant la lettre qu’est Le Jour des triffides de John Wyndham (Folio SF) vaut lui aussi le détour, avec son invasion de plantes vertes tueuses.

Mais la fin du monde n’est pas toujours totale: d’autres auteurs, adoptant un angle guère plus rassurant, esquissent un futur déshumanisé. Face obscure de l’utopie (ou contre-utopie), la dystopie présente un monde presque irrémédiablement condamné ou sous le joug du totalitarisme. Au nombre des cas célèbres figurent 1984 de George Orwell, son ancêtre, Nous Autres d’Eugène Zamiatine (Gallimard, coll. L’imaginaire), Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (Pocket), Les Monades urbaines de Robert Silverberg (Livre de poche) et Un bonheur insoutenable d’Ira Levin (J’ai lu). Ajoutons au palmarès une œuvre moins connue, publiée en 1972: le grinçant Malevil de Robert Merle (Folio), portrait glacial d’une France dévastée par une guerre atomique où les survivants tentent de s’organiser. Récemment, Globalia de Jean-Christophe Rufin (Folio) et Le Dernier homme de Margaret Atwood (Robert Laffont) sont venus ajouter d’inquiétants échos à la situation critique vers laquelle l’humanité semble foncer tête première. À noter que pour Atwood, il s’agissait d’un retour vers la dystopie après La Servante écarlate, un classique de la S.F., où elle imagine une société totalitaire vidée de sentiments, dans un monde où l’amour est puni de mort. Ce printemps, une autre fin du monde figure au programme: Le Dernier Monde de Céline Minard (Denoël) ou le récit du retour d’un astronaute sur une terre désertée qui rappelle, entre autres, la trame du Je suis une légende de Richard Matheson (Folio SF), écrit en 1954.

Gothique
Très en vogue depuis quelques années déjà, le noir reste chic. C’est un pan de la littérature fantastique où abonde aussi la couleur de l’hémoglobine en raison de l’impressionnante communauté de vampires et autres créatures de la nuit qu’on y rencontre. Côté classiques, le Dracula de Bram Stoker reste un incontournable, tout comme Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu (Livre de poche); mais il fait bon aller voir plus loin, du côté d’Anne Rice et de ses «Chroniques des vampires» (Fleuve Noir) ou se plonger dans la trilogie déjantée de Kim Newman: Anno Dracula, Le Baron rouge sang et Le Jugement des larmes (J’ai lu). Pour l’instant, elle est malheureusement épuisée et, on l’espère, sera rééditée bientôt.

«Le Pouvoir du sang» de Nancy Kilpatrick (quatre volumes parus chez Alire) a aussi marqué l’imaginaire des lecteurs québécois. Enfin, ce printemps, on accueille avec un certain optimisme «Les Sentinelles de la nuit» avec Night Watch de Sergueï Loukianenko (Albin Michel), début d’une trilogie acclamée en Russie, et où le mythe des suceurs de sang en prend un coup. Plus noire encore que l’encre qu’elle utilise, Poppy Z. Brite est une autre figure importante de la littérature gothique dont on lira Âmes perdues (Folio SF) ou Le Corps exquis (J’ai Lu). Au Québec, la reine de la littérature gothique se nomme Natasha Beaulieu; elle a récemment signé le dernier volet des «Cités intérieures»: L’Ange écarlate, L’Eau noire, L’Ombre pourpre (Alire).

La bibliothèque de Babel
Il s’agit de l’une des plus célèbres nouvelles de Borges à propos d’une bibliothèque fabuleuse de taille infinie dont toutes les salles hexagonales sont disposées d’une même manière. Elle est composée d’une infinité de livres de même format, qui ont le même nombre de pages et sont composés de signes écrits au hasard. Par ailleurs, on les a placés dans des rayons identiques. Métaphore de la littérature et de ses possibles, La bibliothèque de Babel est aussi le nom d’une collection d’œuvres classiques, sélectionnées par l’auteur de Fictions et comprenant souvent des écrits obscurs ou carrément oubliés. Publiée en 1972, elle a été sortie des oubliettes de la littérature par FMR et les éditions Panama, qui en ont respecté jusqu’au graphisme original, au demeurant magnifique. Dernier titre paru: Le Miroir qui fuit de Giovanni Papini.

Atlas impossible
Bien que très incomplet, le vaste projet d’Alberto Manguel (La Bibliothèque la nuit) et de Gianni Guadalupi, qui consiste à poser les bases d’un Dictionnaire des lieux imaginaires (Babel), a de quoi réjouir les curieux et les autres. Comme il est impossible de suivre le nombre de parutions à chaque année et d’écrire sur des lieux qui n’existent pas, il faudrait une équipe de chercheurs et de rédacteurs chevronnés pour étoffer cet ouvrage, une entreprise que n’auraient pas reniée Borges ou Kafka. À consulter fréquemment, pour s’inspirer et voyager.

Le cas Senécal
Avec Sur le seuil, adapté au cinéma en 2002 par Éric Tessier, il s’est imposé comme la référence en matière de littérature d’horreur au Québec. Il est vrai que si l’on s’est empressé de couronner l’écrivain «roi de l’horreur» sous nos latitudes, peu de gens pouvaient se déclarer prétendants au trône jusqu’à la fin des années 90. Cela n’enlève rien au mérite de celui qui, au fil des romans, a peaufiné de convaincante façon sa vision machiavélique de la face obscure des hommes. Ses romans, où le suspense côtoie les cauchemars et une dérangeante cruauté, ont conquis des milliers de lecteurs. Les Sept Jours du Talion, l’exubérant Aliss, 5150, rue des Ormes et Oniria, une plongée dans un monde souterrain où les frontières entre chimères et réalité se confondent, sont tous à découvrir aux Éditions Alire… si vous avez le cœur bien accroché. Senécal publie ces jours-ci Le Vide .

Fantasy (La poule aux œufs d’or)
Qui sait jusqu’où la déferlante Potter-Tolkien se rendra et jusqu’où elle continuera à soulever une vague de fond éditoriale jamais vue? Les sagas de fantasy inondent les librairies. Résultat, on s’emmêle les pinceaux dans le domaine, et les brillantissimes épopées jouent du coude avec toute une armada d’ersatz bâtis sur les thèmes de la magie, des peuples fabuleux, sans oublier le classique, celui du quidam au destin de roi. On doit, pour s’y retrouver, distinguer quelques sous-catégories: heroic fantasy, science fantasy, urban fantasy et non le moindre, romantic fantasy. Au lecteur de traduire (et de s’y retrouver) maintenant! À cette étonnante variété de saveurs, on peut ajouter la fantasy burlesque (sorte de light fantasy avec un zeste d’humour en plus) d’un Terry Pratchett et ses «Annales du Disque-Monde».

Une place devra être aussi accordée au merveilleux noir, un cousin germain de la dark fantasy, que concocte Neil Gaiman. Coraline (Albin Michel), American Gods (J’ai Lu), Neverwhere (J’ai Lu) et, plus récemment, Anansi Boys (Au Diable Vauvert). China Miéville, auteur de l’étonnant «Perdido Street Station» (Pocket, 2 tomes), nage toujours dans la fantasy inquiétante, avec un cortège de créations macabres dans Le Roi des Rats (Fleuve Noir) ces jours-ci. Les Éditions Denoël, tout en continuant d’accueillir dans leur collection Lunes d’encre quelques auteurs de bon calibre (Gene Wolfe, Mary Gentle), redonnent vie à des classiques. C’est le cas de La Fille du roi des elfes de Lord Dunsany (réédité dans une nouvelle traduction), un monument publié pour la première fois en 1924 et qui, trente ans avant «Le Seigneur des anneaux», balisait les grands thèmes classiques du genre. Pour y voir clair, La Grande Anthologie du fantastique (Omnibus) dirigée par Marc Duveau, offre un panorama assez complet et l’occasion de dénicher un auteur à adopter. Autre outil fort agréable, le guide de lecture établi par André-François Ruaud (Cartographie du merveilleux, Folio SF), qui recense les plus importants monuments du merveilleux et de la fantasy. Pour terminer, mentionnons quelques séries incontournables du moment: Le cycle «Reine de mémoire» d’Elizabeth Vonarburg (Alire, 5 tomes), «Les Princes-marchands» de Charles Stross (Robert Laffont, 2 tomes), «Le Trône de fer» de George R.R. Martin (11 tomes chez J’ai Lu et Pygmalion), les cycles «Shannara» et «L’Héritage de Shannara» de Terry Brooks (Bragelonne) et «L’Épée de vérité» (6 tomes chez Bragelonne). Mais encore là, notre liste peut être considérée comme bien incomplète: un détour en librairie s’impose.

Fantastique
Malgré une production plus discrète au cours des dernières décennies, le fantastique demeure un domaine où les révélations abondent. Côté classiques, il faut, pour bien préciser les frontières du genre, plutôt floues, avoir lu les nouvelles de Poe, de Borges, de Maupassant, le Malpertuis de Jean Ray, les petits contes cruels d’Ambrose Bierce, ceux de Dino Buzzatti ou de Jacques Sternberg. Au nombre de ces monuments, on ajoutera aussi Gustav Meyrink, dont les Histoires fantastiques pragoises, délicieusement surannées et savamment enrobées de mystère, viennent de paraître au mois de janvier dernier chez Garnier Flammarion. Voilà un recueil d’un auteur injustement méconnu et dont on connaissait seulement Le Golem ou Le Visage vert.

Autre inconnu: Richard Marsh et son roman Le Scarabée (Éditions Joëlle Losfeld), un truculent mélange de mystère à saveur victorienne sur fond d’énigme égyptienne. Idéal pour les amateurs de Sherlock Holmes et de Jean Ray. Au Québec, même s’ils ont été écrits il y a plus de quarante ans, Jolis deuils de Roch Carrier (Stanké) et les Contes pour buveurs attardés de Michel Tremblay (BQ), aussi auteur du roman de science-fiction intitulé La Cité dans l’œuf (BQ), représentent des classiques de la littérature d’ici et demeurent encore d’actualité. Aux éditions La Veuve noire, où l’on fait place tant au fantastique qu’à la littérature policière, Frédéric Durand a publié trois romans où se développe un univers noir et trouble: Au Rendez-vous des courtisans glacés, L’Île des Cigognes fanées et Dernier train pour Noireterre. Chez Alire, Esther Rochon a publié une série atypique, à la croisée de la fantasy et du fantastique, qu’il faut absolument découvrir: «Les Chroniques infernales» (5 tomes). Enfin, l’automne dernier, Le Traité de balistique d’Alexandre Bourbaki (Alto) flirtait avec un fantastique joyeux en présentant des personnages victimes des dérèglements des lois de la physique. Et qui a dit que le fantastique n’était plus en vogue?

Anticipation
Parce qu’elle regarde en avant de son temps, la science-fiction nous renvoie une image d’un monde à venir guère reluisant. Le domaine de l’anticipation, ou la projection dans un futur peu éloigné, nous présente souvent une société-machine où l’humain, simple rouage, n’a presque plus sa place. Les pavés de l’inclassable Maurice G. Dantec en sont un bel exemple. Cosmos Incorporated et Grande jonction dissèquent, sous la forme du thriller et du guide mystique opaque, un monde «post-humains». Aussi, même s’il s’éloigne de l’univers des romans, Le Théâtre des opérations, le journal de l’auteur publié en plusieurs volumes chez Folio et Albin Michel, possède un ton assez prophétique. Une lecture conseillée aux seuls fidèles de Dantec, sacré on ne sait trop par qui roi du «néopolar».

Aux Éditions Arion, on a lancé la saison dernière une collection dédiée à cette veine en littérature. Du nombre des parutions, on notera Sens uniques de Gautier Langevin et Les Alliés-Nés de M. R. Desruisseaux. Chez Denoël, on publiait il y a peu une amusante variation sur la fin de l’homme moderne signée Adam Johnson avec Des parasites comme nous. Une sérieuse gifle à la théorie du peuplement de la Terre qui nous démontre que nous sommes peut-être, bien malgré nous, les deux pieds dans la fin d’un monde. Identification des schémas de William Gibson (Le Livre de Poche) dresse un portrait saisissant de notre relation avec la Toile et la façon dont nous appréhendons la société d’information et de consommation qui nous entoure. Sans doute le meilleur livre de Gibson, père du genre cyberpunk et auteur du célébré Nécromancien (J’ai Lu). Enfin, Unica d’Élise de Fontenaille (Stock) risque de plaire aux amateurs d’anticipation en raison de l’image glaciale qu’il offre d’un futur proche où pédophilie et «nanoterrorisme» sont les fléaux à éradiquer.

Les Grands Anciens
Non, il ne s’agit pas de créatures visqueuses et innommables sorties tout droit du cerveau de H.P. Lovecraft, mais bien de ces auteurs qui ont en grande partie fait de la science-fiction ce qu’elle est aujourd’hui. La liste est longue et surtout peuplée d’Anglo-saxons. La science-fiction française, qui peut se targuer de compter parmi ses plus dignes représentants Jules Verne (De la Terre à la Lune) et René Barjavel (Ravage, Le Voyageur imprudent), a pourtant elle aussi une riche histoire, comme le rappelle si bien l’anthologie Chasseurs de chimères (Omnibus), établie par l’écrivain Serge Lehman. D’une vivacité surprenante, les œuvres de J.-H. Rosny Aîné (Les Xipéhuz), Maurice Renard (Le Péril bleu), Jacques Spitz (Les Signaux du soleil), Raoul Brémond (Par-delà l’univers) ou André Maurois (Le Peseur d’âmes) ont heureusement échappé à l’oubli et peuvent gagner les faveurs d’un public qui, bien que fidèle, devra leur pardonner une certaine naïveté, pourtant craquante avec le recul. Pour les nostalgiques et les curieux.

Publicité