L’apparition de la science-fiction québécoise remonte à environ 200 ans. Son point de départ serait la publication du « Plan de la République canadienne », première fantaisie utopiste écrite en 1838 par Napoléon Aubin, tandis que le premier roman serait attribuable à Jules-Paul Tardivel avec son ouvrage d’anticipation Pour la patrie, sorti en 1895. Mais ce n’est qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale que l’on considère qu’elle prend son véritable essor.

 

Aujourd’hui, personne ne peut contester l’existence d’une littérature de science-fiction au Québec et sa production est assez significative et foisonnante pour pouvoir l’observer avec une certaine distance. Ne prenons que son évolution des vingt dernières années. Dans les années 80, la nouvelle représentait 80% de la littérature SF tandis que depuis 2000, le roman est presque aussi privilégié que la forme brève avec une proportion de 40%. S’il y a deux décennies la SF faisait partie d’à peine 10% de la littérature pour la jeunesse, elle monopolise presque le secteur depuis 2010. Et en 1980, 75% de la SF était écrite par des hommes, tandis que, toujours depuis 2010, la parité est presque une réalité avec moins de 60% des productions signées par ces messieurs.

« Ce qui est moins chiffrable, ce sont les thématiques », explique Jean-Louis Trudel, auteur et critique de science-fiction. « Contrairement à une certaine tradition de la science-fiction populaire où le héros finit par triompher, aussi bien aux États-Unis qu’en France, la science-fiction qui émerge dans les revues québécoises des années 70 et 80 favorise des conclusions plus douces-amères, voire plus sombres. Cela correspond à l’apogée d’une certaine science-fiction contestataire dans le monde francophone, tandis que la science-fiction anglo-américaine, malgré la montée du cyberpunk, n’abandonnera jamais tout à fait son affection pour le happy end. » Selon Sylvie Bérard, aussi auteure et critique des littératures de l’imaginaire, la SF nationale est à la fois semblable à celle du reste du monde tout en conservant certaines particularités. « On y retrouve les thèmes chers au genre : la technologie, la rencontre avec l’autre, la cybernétique, les univers parallèles, la posthumanité… Cependant, on trouve peu de sagas colonialistes triomphantes en science-fiction québécoise, qui opte souvent pour les points de vue décalés, subjectifs. » Par contre, le Québec s’écrit comme indépendant et se projette dans l’avenir; il donne son nom aux vaisseaux, aux nouvelles planètes, il s’invente et s’imagine, et en ce sens, la science-fiction québécoise est assurément politique, et depuis longtemps. Si on a pu constater une baisse de cette tendance à partir des années 70, une recrudescence de ce courant semble cependant avoir lieu depuis le XXIe siècle, « la conjonction de l’altermondialisme, des changements climatiques et de l’inquiétude sociale alimente une nouvelle vague de textes politiques », explique Trudel.

Échapper à toute définition
Mais si les efforts pour la circonscrire sont nombreux et qu’on l’affuble souvent de multiples sous-catégories, la science-fiction québécoise échappe d’elle-même à toutes tentatives d’appropriation. « La science-fiction est plus dialectique, dialogique, en ce sens qu’elle propose (à son meilleur) une diversité de points de vue », précise Bérard. Le mélange des genres est très courant et la classification devient difficile, voire impossible dans certains cas, comme l’est celui de l’œuvre d’Esther Rochon ou certaines séries d’Élisabeth Vonarburg telles « Tyranaël » ou « Reine de mémoire ». « L’auteur britannique Arthur C. Clarke a déjà postulé qu’une technologie suffisamment avancée est ou serait indiscernable de la magie », dit Trudel, rappelant par là que ce qui serait au départ attribuable à la science-fiction peut soudainement, dépendamment du point de vue et de l’évolution, revêtir les attributs du fantastique. De la Terre à la Lune a été écrit par Jules Verne un siècle avant qu’un humain puisse fouler la lune; ce qui était au départ de la science-fiction, certains éléments du récit n’étant pas encore avérés au moment de l’écriture, l’est-il encore, en omettant son contexte historique, maintenant qu’ils sont devenus réalité? La grande inventivité que la science-fiction québécoise convoque, en plus de la dimension réflexive qu’elle déclenche chez le lecteur, suffit à vouloir la fréquenter. « La science-fiction offre souvent, dans un monde qui donne encore trop souvent la primauté à la force et aux peurs irrationnelles, un combat qui, sous une forme ou une autre, mène au triomphe de la raison », avance Jean-Louis Trudel, titulaire d’un doctorat consacré à l’histoire et à la philosophie des sciences et techniques. Quant à Sylvie Bérard, elle l’affectionne particulièrement « grâce à ses infinies possibilités. Bien sûr, elles ne se réalisent pas toutes dans un seul roman, et il y a des thèmes récurrents au genre, mais il y a quand même toujours l’exigence de faire quelque chose de nouveau avec ça ».

Il est impossible d’établir ici un portrait exhaustif des œuvres qui, d’une façon ou d’une autre, ont marqué ou façonnent aujourd’hui la science-fiction québécoise. Nous avons donc laissé l’odieux de l’exercice à nos deux spécialistes en leur demandant de nous nommer cinq œuvres incontournables de la SF québécoise en guise de petit lexique pour tout amateur ou apprenti du genre.

 

Les choix de Jean-Louis Trudel

1. Le roman Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg
2. Le premier volume de la série « L’oiseau de feu », Les années d’apprentissage, Jacques Brossard
3. La trilogie complète de la série « La suite du temps », Daniel Sernine
4. Le recueil de nouvelles Corps-machines et rêves d’anges, Alain Bergeron
5. Le roman Le jeu du Démiurge, Philippe-Aubert Côté

Les choix de Sylvie Bérard

1. Le roman Chronoreg, Daniel Sernine
2. Le roman Les voyageurs malgré eux, Élisabeth Vonarburg
3. Le premier volume de la série « Le sable et l’acier », Nelle de Vilvèq, Francine Pelletier
4. Le roman La taupe et le dragon, Joël Champetier
5. Le recueil de nouvelles Les leçons de la cruauté, Laurent McAllister*

*Laurent McAllister est un pseudonyme derrière lequel se cachent les auteurs Jean-Louis Trudel et Yves Meynard

 

LA SUGGESTION DU LIBRAIRE :
La fin de la terre, d’Emmanuel Desrosiers (BQ)

C’est en 1931 qu’Emmanuel Desrosiers, auteur peu prolifique dont il ne nous reste que ce livre encore disponible en librairie, publie La fin de la terre. Ce court roman d’anticipation, sorte de fable écologique avant le temps, nous raconte comment l’humanité doit rapidement planifier son départ d’une planète Terre épuisée vers Mars la mystérieuse. Bien que ce type de roman fût courant à l’époque, il était plus rare de le rencontrer sous la plume d’un auteur québécois. Le livre est d’ailleurs accompagné d’une préface signée Jean-Louis Trudel, auteur entre autres du Petit guide de la science-fiction au Québec (Alire), qui le replace dans son contexte historique, et qui est, selon moi, tout aussi intéressante que le roman lui-même.
– Thiery Parrot, librairie Pantoute (Québec)

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