Le Québec littéraire est chanceux. Il compte parmi ses auteurs de science-fiction des écrivaines douées que nous ne voulions surtout pas passer sous silence. Leurs mots sont comme des matriochkas, ils engendrent tour à tour des mondes fertiles qui donnent envie de porter le regard loin et de les parcourir souvent. Place aux dames que sont Karoline Georges, Élisabeth Vonarburg et Ariane Gélinas!

Experte dans la fabrication d’univers parallèles. Cela pourrait bien être leur métier, une spécialité qui, malgré l’apparence de son nom, n’a rien de celle du pelleteur de nuages. Car si elles inventent, c’est à profit. Elles font prendre à notre esprit des chemins inhabituels qui ouvrent à des perspectives élargies. « La SF qui m’intéresse permet d’appréhender l’Univers, de mieux le déchiffrer. Même l’invention de mondes parallèles s’inscrit dans la compréhension de ce que peut l’existence, de ce qui se joue à travers le phénomène humain et sa stupéfiante créativité », explique Karoline Georges, une des auteures du genre les plus appréciées actuellement. L’écriture de nouveaux territoires permettrait en quelque sorte de sortir de la réalité pour finalement mieux y entrer. Élisabeth Vonarburg, une doyenne de la science-fiction au Québec, le voit comme un penchant humain tout à fait naturel. « Nous inventons constamment des mondes parallèles dans la vie de tous les jours, en ruminant notre passé, en rêvant notre futur… Bien géré, c’est ce qui nous permet de vivre notre présent – ce dont nous sommes faites (le féminin inclut le masculin), ce que nous travaillons à devenir. » La SF aurait donc plusieurs vertus, dont celle de nous amener à l’usage de notre libre arbitre. Dispensée de la contingence du temps, elle fait plus facilement preuve d’audace, emprunte des voies inusitées, puise à la source de l’improbable et suppute des scénarios et des territoires rêvés autant que honnis. « La science-fiction permet d’explorer des possibles », commente Ariane Gélinas, autre papesse des littératures imaginaires au Québec. « Elle donne entre autres l’occasion d’écrire en répondant à la question : “Et si…?” L’écrivain de SF peut dès lors créer des histoires aux images puissantes et inventives tout en favorisant la réflexion (sociale, politique, etc.) chez ses lecteurs. »

Bref, c’est cette vaste enquête menée dans les aires du réel et de l’imaginaire qui nous donne tout à coup une autre vision du monde, une façon de l’imaginer et donc éventuellement, de le rendre possible. Ainsi, les puissances créatrices extraterrestres d’une Vonarburg, les androïdes comme employés de soutien de Georges et les baleines mécaniques de Gélinas ne sont pas loufoques. Ils participent à notre méditation sur le devenir en le considérant sous ses aspects éthiques, ses valeurs profondes.

Les œuvres de Vonarburg peuvent être regardées avec recul. L’écrivaine qui écrit depuis plus de quarante ans s’inscrit dans une conscience féministe avec Chroniques du Pays des Mères paru en 1992 et dans une quête d’autodétermination, gouvernée par le rêve et l’importance de le porter jusqu’au bout, avec la série Tyranaël commencée en 1996. Mais ce qui chapeaute le grand récit de Vonarburg, c’est sans doute le désir d’unité. « Et puis l’Humanité avec un grand H, ça n’existe pas, il n’y a que… des gens, des êtres humains, tous singuliers! […] Et pourtant tous reliés, en résonance », peut-on lire au terme d’Hôtel Olympia (2014). Ses ouvrages, qui ont des répercussions au-delà de nos frontières, livrent avec manifeste, et cela depuis les tout débuts, la notion du vivre-ensemble qui occupe en ce moment l’espace social.

La démarche d’anticipation de Karoline Georges nous fascine en menant à son paroxysme la question de l’identité. Débutée en 2001 avec La mue de l’hermaphrodite, elle se poursuit notamment avec De synthèse (2017) jusque dans sa recherche du double parfait (faisant écho au concept de l’Autre, étranger qui n’est en somme qu’une version différente de soi), d’une image cristallisée non pas pour se statufier, mais pour au contraire s’incarner perpétuellement dans sa vérité la plus authentique. De l’écriture de Georges, bien qu’elle mette en scène technologies, lieu clos, virtualité, se dégage une poésie certaine, fignolée justement par tout le spectre du devenir humain. « J’ouvre un œil circulaire, par nos regards ouverts dans toutes les directions à la fois », dira l’enfant de Sous béton (2011), unifié avec « deux cents milliards de fois le Même ». Soulignons que Sous béton vient d’être publié en France dans la prestigieuse collection « Folio SF », devenant ainsi le premier roman québécois à y entrer.

À travers Niels, bambin de 10 mois de la novella postapocalyptique L’enfant sans visage (2011), Ariane Gélinas assume la représentation horrifique d’un être né sans traits, représentation d’un néant qui renvoie à la disparition de l’espèce et, encore une fois, au besoin d’identification. À moins que la surface lisse soit une invitation à s’inventer, comme un miroir qui nous donnerait toute permission à s’imaginer? L’image détient à l’évidence une grande force métaphorique. Gélinas se meut dans plusieurs zones et si elle avait à se réclamer d’un style, il serait assurément pluriel. Dans son roman Les cendres de Sedna (2016), la fantasy côtoie le fantastique qui fréquente la SF. « Les frontières des genres ne sont pas étanches, et les œuvres sont souvent hybrides, polymorphes. Notre époque est particulièrement propice aux métissages, aux transfictions. » En effet, qui serions-nous pour confiner ce qui s’appelle précisément les littératures de l’imaginaire?

Aucune n’a voulu se définir en se plaçant sous une étiquette précise, évitant les catégories pour agir comme elles l’entendent. Par ailleurs, c’est quand elles sont inclassables que les écrivaines sont souvent les plus intéressantes. Libres, amples, souveraines, elles nous convient à prendre la juste mesure des choses.

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