Élisabeth Vonarburg : Au miroir de la mémoire

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En 1790, dans une vieille maison bourgeoise du Sud-Ouest d'une certaine France, vivent deux jumeaux, Pierrino et Senso, et leur benjamine muette, Jiliane. Comme les autres citoyens du Royaume, les habitants de cette maison, érigée grâce à la fortune amassée par leur grand-père dans une contrée sud-asiatique conquise, sont contraints au silence imposé par la magie de la Reine. La souveraine interdit en effet toute référence à cette lointaine colonie d'où provient leur grand-mère. En compagnie des enfants, cependant, les lecteurs de La Maison d'Oubli, premier tome de la nouvelle œuvre d'Élisabeth Vonarburg, découvriront les mystères, l'histoire et les enjeux politiques et religieux de cette France pas tout à fait conforme à celle que nous connaissons.

Formidable créatrice d’univers, Élisabeth Vonarburg ne manque pas d’ambition. Avec près de sept cents pages bien tassées, La Maison d’Oubli n’est que le premier tome de « Reine de mémoire », un monumental édifice romanesque de quatre volumes. Ambitieux, certes, mais surtout assez différent des romans de science-fiction campés dans des futurs ou sur des planètes insolites, auxquels elle nous a habitués :

« C’est un roman familial, confesse d’emblée l’écrivaine. Au fond, j’ai toujours écrit des romans familiaux, mais d’habitude je les déguisais avec les parures de la SF. C’est plus évident dans ce cas précis, d’autant plus que malgré tous mes efforts, ici, je n’ai pas pu transformer cette histoire en récit de science-fiction. »

Quand on connaît le parcours biographique et l’histoire familiale de Vonarburg, Française de naissance installée au Saguenay depuis une trentaine d’années, on est tenté de se demander si l’auteure de Tyrannaël n’a pas cédé à la vague de l’autofiction, qui sévit de part et d’autre de l’Atlantique : « Oh, je m’amuse avec le concept de l’autofiction, par coquetterie, rigole-t-elle. Cette histoire, c’est la mienne et en même temps ce n’est pas la mienne. Tout cela relève d’un jeu. Et puis, ce qu’un texte représente ou signifie pour moi, c’est autre chose que ce qu’y liront les lecteurs. Le texte que lisent les lecteurs n’est jamais celui que j’ai écrit. »

Revoir l’histoire de France

De toute évidence, la nature générique du texte est difficile à cerner. Est-ce de la science-fiction (il s’agit après tout d’une uchronie*) ou une œuvre de fantasy se rattachant à la tradition du réalisme merveilleux ? Élisabeth Vonarburg, à qui les questions de genre sont familières, ne se donne pas la peine de trancher. Elle est cependant plus loquace sur la genèse de son roman :

« J’ai commencé à l’écrire en 1998, en m’inspirant d’un rêve que j’avais fait alors. Dans le rêve, des personnages marchaient sur une gigantesque carte géographique, toute en reliefs, une carte dont on ne savait pas trop de quelle matière elle était faite. C’est souvent comme ça que ça se passe pour moi, la genèse d’un roman. Mon subconscient a trouvé cette manière de me dire que je tenais quelque chose. Et puis, je dois le dire, ce livre est lié au décès de ma mère survenu à ce moment-là. »

Cette France réinventée sur le mode du merveilleux, univers dominé par la magie, Vonarburg reconnaît qu’elle n’est pas sans lien avec le monde de sa propre enfance : « C’est un peu cliché, mais il faut s’assumer. Le monde merveilleux où l’on pose les vraies questions est la source de toute création. Ce sont d’ailleurs ces questions qui importent bien plus que les réponses ; à la limite, ce n’est même pas grave qu’on obtienne les réponses ou pas. Ces questions demeurées sans réponse ont nourri mon imaginaire. En un sens, on peut dire que je suis devenue écrivaine, que je me suis mise à fabriquer des histoires pour répondre à ces questions. »

Question de spiritualité

Toute différente que soit la série « Reine de mémoire » des récits qui l’ont précédée, on y retrouve un certain nombre des préoccupations d’Élisabeth Vonarburg, de ses thèmes de prédilection, comme le motif de la gémellité et la question du féminisme : « J’avais abandonné ce roman et je n’y suis revenue qu’après le choc du 11 septembre, qui m’était apparu comme une illustration de l’un des grands problèmes humains. Ces attentats nous ont en effet donné l’occasion de nous demander jusqu’à quel point la religion n’est pas la principale responsable de la manière dont on élève les enfants, dont on traite les femmes. J’avais abordé de biais ces questions dans mon roman Voyageurs malgré eux, mais ce n’était qu’une fausse piste parmi d’autres. Je voulais cette fois l’étudier à fond, en créant un univers où il y avait cette religion. La question religieuse est un moteur fondamental en fantasy, mais trop souvent les auteurs nous présentent une pratique et une pseudo-philosophie, en faisant l’économie de la foi, de la spiritualité. »

Quand on évoque ces questions de spiritualité qu’elle aborde par l’intermédiaire de la fiction, dans ce livre où la religion dominante affirme que Jésus aurait eu une sœur jumelle, Élisabeth Vonarburg ne joue pas à cache-cache : « J’ai été élevée dans le catholicisme, mais je ne suis plus pratiquante. J’irai toutefois jusqu’à dire qu’il vaut mieux être élevé comme catholique, tellement ce terreau est riche sur le plan de l’imaginaire, avec ces notions de péché, de remords, de culpabilité. Comme beaucoup de baby-boomers, je me suis fabriqué mon propre système de croyances. J’imagine que la réincarnation existe, par exemple : ça me semble plausible. Au fond, l’univers est infiniment plus mystérieux qu’on le croit généralement. J’ai le sens du merveilleux et du mystère. Et je crois qu’on n’est pas obligés de se contenter d’une vie plate. Par la création, par les arts, par la solidarité humaine, je crois qu’on peut transcender sa propre vie pour vivre plus. C’est ce que représente l’écriture dans ma vie : une dimension transcendante à l’existence ! »

Bibliographie :
La Maison d’Oubli : Reine de mémoire (t. 1), Élisabeth Vonarburg, Alire, 688 p, 16,95 $

* Tirée du terme grec « khrônos » (temps), l’« uchronie » désigne en littérature une fiction élaborée
à partir d’événements ou de lieux historiques, qui donne un nouveau développement à l’Histoire.

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