Jolen, 24 ans, accompagnée de sa troisième bière et de beaucoup d’indépendance, se remet d’une rupture quand TOUT À COUP, Joseph fait irruption dans sa vie après cinq ans de silence. « Irruption » est un grand mot. Joseph n’a pas littéralement jailli dans sa vie, il n’a pas cogné à sa porte : il l’a simplement inboxée. « Cinq ans de silence » aussi, c’est un peu fort : si tous les deux se connaissaient au cégep, ils n’ont jamais eu de relation amicale particulière. Le TOUT À COUP était juste là pour ajouter du suspense à l’incipit et attirer votre attention. Pour le reste de l’histoire, Jolen saura s’occuper des péripéties d’une main de maître. Elle est très bonne pour se créer des intrigues. 

Ainsi débute Sauf que j’ai rien dit (Québec Amérique) premier roman de Lily Pinsonneault. Ainsi débute l’histoire de Jolen et Joseph. « Histoire » est une hyperbole : disons plutôt que c’est comme ça que le cerveau de Jolen actionne la machine à faux-semblants. Un seul message, c’est tout ce dont il a besoin pour piquer un sprint jusqu’à ce mur dans lequel il ira immanquablement s’écraser. Un courriel (envoyé à plusieurs personnes), et un monde tout en orchestrations voit le jour. Jolen est beaucoup plus rapide que Dieu, quand il est question de se créer un univers. Et elle, elle ne prend aucun jour de repos!

Dès lors, tout dans la vie de Jolen deviendra mise en scène. Pour plaire à Joseph, il lui faudra être plus que ce qu’elle est déjà. Tout se devra d’être organisé à la perfection. Il lui faudra s’habiller le matin comme elle enfilerait un costume avant de monter sur scène. Il lui faudra jouir en imitant l’écho de gémissements dont elle a appris chaque ligne par cœur. Il lui faudra marcher comme si elle était la star de ce thriller psycho-tragico-comique qui ne se déroule que dans sa tête. Il lui faudra dormir sans jamais basculer dans cet état d’inconscience qui lui ferait perdre le contrôle sur ce qu’elle tente de projeter. Il lui faudra être cette personne correspondant à ce qu’elle croit être le désir de Joseph. Pas elle-même. Jamais elle-même. Être soi-même, c’est ennuyeux, et Jolen gère mal l’ennui (ça lui donne envie d’aller s’acheter une troisième quille de Fin du monde). Le mur se rapproche, mais Jolen continue de jouer à ne pas être Jolen, parce que c’est le seul rôle qu’elle connaît.

Si Sauf que j’ai rien dit est l’envolée abracadabrante d’une Jolen en manque d’attention, Pas pressée (Québec Amérique) — second roman de Lily Pinsonneault — est l’envers de cet Oscar pour meilleure actrice dans un rôle principal. Cet envers où Jolen souhaiterait bien, TOUT À COUP, perdre totalement conscience et sombrer dans un lourd sommeil où son encéphale n’aurait plus de contrôle. Dans Pas pressée, Jolen tente de recoller ses morceaux, ceux qui se sont brisés à la suite de sa collision avec ce mur vers lequel elle sprintait dans Sauf que j’ai rien dit. L’insomnie meuble ses nuits et l’angoisse prend d’assaut ses jours. Si elle ne tente plus à tout prix de plaire et de séduire dans Pas pressée, Jolen ne sait toujours pas être Jolen.

Qu’est-ce qu’on fait quand on n’arrive plus à se faire un sourire sincère en se regardant dans le miroir? On continue notre chemin en faisant comme si on contrôlait la situation. Et continuer, pour Jolen, ça signifie continuer de faire semblant. Semblant d’être une autre, d’être heureuse, d’être bien. Semblant que, la nuit, elle dort. Semblant que, dans sa tête, tout tourne rondement. Semblant qu’une ride de taxi ne la fait pas hyperventiler, que c’est juste la fatigue qui lui rentre dedans. Semblant qu’elle ne souffre pas d’un trouble d’anxiété généralisé et que c’est vraiment juste une coïncidence si elle a enfin réussi à s’endormir alors qu’elle était complètement ivre… Mais plus tard, elle n’aura pas le choix : il lui faudra regarder ses inquiétudes en face et affronter cette question qui la hante : sans tous ces faux-semblants, qui est-elle réellement? Plus tard, Jolen devra apprendre à être Jolen. Jolen devra apprivoiser Jolen. Jolen devra retrouver celle qu’elle était avant de s’inventer des vies (toujours plus de vies).

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Je suis sortie de ces deux romans de Lily Pinsonneault comme je suis sortie de l’autobiographie Les mots de Sartre : horrifiée par l’exactitude du monde dépeint (le nôtre!) où l’on théâtralise son existence parce qu’autrement, elle est fade. Ces lectures ont eu sur moi l’effet d’une gifle qui me forçait à revenir dans le réel. Elles nous remettent face à nous-mêmes, nous fait voir toute la futilité de nos faux-semblants. Qui étions-nous, nous aussi, avant de nous inventer des vies (toujours plus de vies)?

Illustration : © Maude Arès

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