Traité de balistique: Physique et sans issue

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L'OVNI vient d'être réimprimé, et pour cause : écrits ou dessinés, les dix-neuf récits détonants du Traité de balistique transgressent les lois de la physique pour plus grand plaisir de tous. Entrevue avec les membres du collectif Alexandre Bourbaki, un trio qui fait dans l'échangisme littéraire.

Ça commence à se savoir, et c’est presque dommage, tant l’histoire était jolie: le pseudonyme d’Alexandre Bourbaki, un obscur scientifique d’origine gaspésienne «né en 1973, d’une famille de transfuges soviétiques», réunit sous une même enseigne trois auteurs aussi inventifs que retors, les écrivains Nicolas Dickner, Bernard Wright-Laflamme et le bédéiste Sébastien Trahan. Mais la vraie histoire de ces comparses aimant provoquer le hasard possède aussi beaucoup de charme. En fait, ils se sont avérés si habiles sur ce plan que, parmi ces trois nouveaux papas (Arthur, Éloi et Zoé), deux d’entre eux sont devenus pères le même jour, au même hôpital. De A à E jusqu’à Z, les revoilà donc partants pour un autre programme alphabétique.

Un hasard n’attend d’ailleurs pas l’autre dans cette histoire de mystification littéraire, puisque le pseudonyme d’Alexandre Bourbaki renvoie à celui d’un autre collectif, celui de l’association des collaborateurs de Nicolas Bourbaki. Fondé dans les années 1930, ce groupe de scientifiques de l’École normale supérieure de Paris se proposait de réformer les mathématiques. Et en littérature, l’Oulipo lui-même (l’Ouvroir de littérature potentielle) ne s’inspire-t-il pas de la méthode Bourbaki lorsque vient le temps de foutre la pagaille dans les mécanismes de la création?

Oulipien, le jouissif Traité de balistique l’est, par la lettre comme par l’esprit. Dans chacun de ses
mondes parallèles, l’ordre et la logique déraillent plus ou moins, laissant les personnages aux prises avec des phénomènes improbables — ou pire, sous l’emprise d’un détail inquiétant — qu’ils tentent de comprendre avec l’énergie du désespoir. Cela peut commencer dans les arcanes d’une bibliothèque montréalaise où le temps s’arrête. Aboutir dans le pavillon de l’oreille d’un ancien combattant captant les polkas codées d’un cuirassé soviétique nommé Svetlana (pour la plus grande joie des danseurs de la Petite Italie!) Ailleurs, ce sera un grand-père en lévitation, une cambrioleuse atteinte d’entropie déboulonnant tout sur son passage ou un garçon nommé Ulysse poursuivant son ballon jusqu’au centre de la Terre, qui défieront les lois de l’Univers.

Tous ces désordres paranormaux titillent si bien la fibre irrationnelle du lecteur qu’ils finissent tôt ou tard par le plonger dans une jubilation très… physique. «On vit dans un monde bâti sur les avancées scientifiques, c’est la toile de fond de notre réalité, avance Nicolas Dickner, aussi auteur du roman Nikolski. Mais la plupart des gens trouvent difficile de comprendre à quel point les idées peuvent constituer une source de plaisir. Chez les êtres humains, il n’y a pas de coupure claire entre les émotions et le cérébral. L’un communique avec l’autre! C’est l’esprit même du jeu.»

Délires d’interprétations
Et des jeux, le Traité de balistique en propose à la tonne. D’abord par la structure, un peu perverse, de ses récits, qui n’est pas sans faire penser à Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino, une fantastique suite de dix romans — toujours interrompus au moment crucial. Et lorsqu’on fait remarquer aux auteurs cette manière qu’ils ont, comme le fondateur de l’Oulipo, de lâcher le lecteur une fois qu’ils l’ont ferré, ils sont contents! «Oui, le Traité…, c’est de la littérature très tantrique, s’esclaffe Bernard Wright-Laflamme avec les autres. Je déteste la structure classique de la nouvelle, sa forme close. On voulait sortir des vieux mécanismes. Ce que nous avons créé, ce sont plutôt des univers instantanés.» La parenté d’esprit avec l’univers de la BD n’est jamais très loin. Surtout lorsqu’elle possède la finesse narrative des œuvres de Sébastien Trahan (Mécanique générale), aussi intéressé par les récits interactifs que peut l’être un programmateur informaticien: «J’aime ces moments charnières où tout peut basculer. C’est ce qui confère cette portée poétique aux histoires du Traité… J’ai immédiatement embarqué dans cette manière un peu de biais, distordue, de raconter. C’est comme le petit arbre qui peut cacher toute une forêt.»

Outre les histoires dessinées de Sébastien Trahan, l’ouvrage est parsemé d’illustrations numérotées. S’agit-il d’une formule cachée? Évocateur, crypté, érudit et cabotin, le Traité de balistique dissémine des éléments d’une histoire à une autre, et multiplie tellement les possibilités que le lecteur peut s’y perdre. Contentons-nous de dire qu’un lien, présent dans tous les récits, se balance si innocemment devant notre nez que, comme dans la lettre volée de Lacan, nous finissons par ne plus l’apercevoir du tout…

Esprit de corps
Mais pour faire arriver ce bouquin jusqu’aux lecteurs (qui en redemandent), c’était loin d’être du bonbon. Antoine Tanguay, l’éditeur de la maison Alto, sise à Québec, a dû se disputer avec quelques libraires, très perplexes devant la formule du collectif. «Antoine, c’est le quatrième Bourbaki, précise Dickner. La vision du livre, c’est lui. Sébastien Trahan, c’est encore lui. Et il a assuré le gros de la structuration du recueil, parce que lorsqu’on travaille en groupe, on hésite à privilégier une idée plutôt qu’une autre. Il nous fallait un coordonnateur.»

Mais pourquoi tant d’anonymat, alors qu’il serait si simple de miser sur le nom de Nicolas Dickner, chroniqueur au Voir et auteur d’un best-seller très primé, pour vendre de la copie? C’est à croire que l’air de Québec y est pour quelque chose, alors que la Capitale nous a déjà donné le mordant et très communautaire trio d’art BGL. À cette question, l’auteur de Nikolski contient mal son exaspération: «La figure mythique de l’auteur n’est vraiment pas tuable. En devenant Jean Leclerc, Jean Leloup a seulement voulu brouiller les cartes à la blague, mais le Québec en entier a subi une commotion. On a créé le personnage de Bourbaki parce que c’est agréable de travailler ensemble, de confronter notre travail à celui d’autres personnes. Lorsque Bernard et moi avons commencé à coécrire des nouvelles en relais, j’étais complètement stimulé, je voulais l’épater, lui dire: « Tiens, lis ça, ça va te tirer le tapis d’en dessous des pieds! »»

De la rencontre des deux copains, en 2001, dans un concours de nouvelles où l’idée commune de désarticuler les concepts scientifiques a germé, jusqu’à la collaboration croisée avec l’indispensable Sébastien, le résultat a dépassé ce dont ils seraient capables séparément. Malgré d’autres projets d’écriture en cours (dont un premier roman pour Bernard Wright-Laflamme), le trio repense au plaisir de la formule et donc, à un autre Bourbaki. Dickner lance en boutade l’idée d’une autobiographie de Barbara Bourbaki. Bernard Wright-Laflamme, lui, pencherait pour l’autofiction de A. «Cette fois, on pourrait intégrer une vraie équipe de chercheurs», ajoute Sébastien Trahan, pince-sans-rire.
«Non, s’emballe Dickner, il ne faut pas que ça devienne trop gros. Si le hasard prend trop de place, ça devient un peu monstrueux, on perd le contrôle. Il faut que ça demeure un jeu, qu’on puisse toujours se poser la question: « Et si j’avais choisi telle option, qu’est-ce qui serait arrivé? « » Pourquoi pas, puisqu’on adore?

Bibliographie :
Traité de balistique, Alexandre Bourbaki, Alto, 270 p., 25,95$

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