Cher Émile: du plexus au système

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Parce qu'il est facile de noyer son identité dans les beaux yeux de l'autre, l'amour, quand il s'évapore, nous apprend beaucoup sur nous-mêmes. S'il fallait résumer Cher Émile, «roman épistolaire», par un pitch, ce jeu qui consiste à faire entrer les cercles dans les carrés de la publicité, on en parlerait comme une exploration de cette lucidité discrète, mélange de force et de fragilité.

De cette correspondance entre deux anciens amants, nous ne lirons que les lettres d’Éric à Émile. Elles sont disposées dans un ordre décroissant de la conscience, de la sérénité au mode panique: on devinera qu’il en va ainsi du temps de la fiction. Un «Dimanche, 2 juin», jour de printemps, Éric mouille la pointe de sa plume après une longue période sèche. À la différence des lettres du passé, il n’y a pas de reproche, ni de regret. Seule la volonté d’écrire à Émile, avec «gratitude et reconnaissance», qu’«On ne fait pas que du bien à ceux qu’on aime». Éric ne «tombe plus amoureux aussi facilement». C’est qu’il s’est «regardé le nombril et, petit à petit, l’amour a cessé de prendre toute la place.»

Les missives suivantes nous ramènent en arrière de cinq ans, au moment de la rupture avec Émile. Une crise d’identité ébranle alors la frêle forteresse d’Éric, âgé de 25 ans. Forcer l’orbite de son ego laisse étourdi longtemps. Les lettres multiplient les images en ce sens: «Mon cerveau est un interminable labyrinthe dans lequel mes idées tournent sans arrêt sur elles-mêmes à m’en donner le vertige». La question obsessionnelle du narrateur finit par traduire explicitement qu’il n’est pas le centre de l’univers: «Quelle place suis-je censé occuper dans cet espace sidéral? […] Ma conscience est si vaste et abstraite et moi, si petit.»

La dernière série de lettres date de trois ans, et portent sur les relations avilissantes d’Éric avec P.J. et René, la première conviant à une scène de parallélogramme amoureux où la description par le destinateur de son rôle pitoyable fera grincer les oreilles mentales du lecteur sensible. Parti en Suisse sur un coup de tête pour y retrouver son amant, Éric atterri et s’enterre en sol occupé par Noémie, puis Claudia… Le retour au pays l’entraînera dans les bras de René, dans une succession de trahisons et de mensonges qui confronteront Éric aux raisons à l’origine de ses fiascos amoureux. Fossé entre les modèles amoureux et l’homosexualité? Quête de fusion qui voue tout projet à l’échec?

Nos anciennes amours nous font souvent un peu honte. Le souvenir de ce pantin déliquescent, étouffé par un mélange d’impatience et d’angoisse, nous tire pourtant un sourire aussi, comme ces vieux portraits où vêtements, coiffure, attitude, et la toile infinie de leurs évocations croisées et parallèles, nous volent un «C’est moi, ça»? Celle-ci naît de l’impression de déjà vu: le romantique s’en lamente, croyant s’être perdu tout entier dans un rôle, un échangeur automobile de répliques. L’expérience du narrateur de Cher Émile, tourmenté par son propre cœur, puis aveuglé par les soleils de son désir, mène plutôt à considérer cette distance comme une victoire sur l’illusion.

Bibliographie :

Cher Émile, Éric Simard, Septentrion, coll. Hamac, 130p., 17,95$

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