10 constats sur la littérature québécoise en 2016

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Audacieuse, intime, sans frontière ou engagée, la littérature québécoise retient maintenant l’attention de bien des lecteurs. Les 10 étiquettes que nous osons lui accoler ont comme seul objectif d’en démontrer les principaux contours. Mais ici et là, nous trouverons toujours des exemples qui feront exception à la règle. Et c’est tant mieux. Avouons tout de même que, décrite ainsi en dix points, la littérature québécoise fait belle figure.

1. LE RETOUR À LA RÉGION
Ils sont nombreux, les auteurs contemporains à nous faire découvrir nos régions : Samuel Archibald et Hervé Bouchard avec leur imaginaire saguenéen (Arvida, Mailloux), William S. Messier avec sa campagne estrienne (Townships, Dixie), Erika Soucy avec la rudesse de la Côte-Nord (Les murailles), Virginie Blanchette-Doucet et Louise Desjardins avec la forêt abitibienne (117 Nord, Rapide-Danseur), François Blais avec son Shawinigan méconnu (Document 1), et même Philippe Girard qui a mis de côté ses phylactères le temps d’une chasse à l’ours dans Charlevoix (Abba Bear). Si nous ne sommes plus dans les romans du terroir où les personnages défrichent des terres et courent sur des rondins de bois, nous sommes tout de même entraînés dans des aventures romanesques où les chalets ne sont jamais bien loin (pensons à celui dans lequel l’héroïne de La déesse des mouches à feu fait un grand party) et où la vie rurale, celle des rangs et des forêts, se fait fort présente, comme dans Chez la reine d’Alexandre Mc Cabe, Barbe de Julie Demers, Le sort de Bonté III d’Alain Poissant ou Dagaz de Stéphanie Pelletier. Le professeur Benoît Melançon n’hésitait d’ailleurs pas à regrouper certains auteurs sous l’étiquette de l’« École de la tchén’ssâ », dont les principales caractéristiques sont une forte présence de la forêt, un recours à la langue vernaculaire québécoise et un refus de l’idéalisation. Oui, nos auteurs contemporains habitent leur Québec, écrivent leur Québec, le tout, tchén’ssâ en main.

2. UNE NOUVELLE FORME D’ENGAGEMENT
À une époque, les poètes et romanciers n’hésitaient pas à prendre parole et à afficher publiquement leurs convictions politiques. Il y a bien peu de Gaston Miron aujourd’hui qui clame leur amour d’un pays à construire. N’empêche, les écrivains hésitent de moins en moins à prendre position, de façon directe ou indirecte, sur des enjeux sociaux variés. On sent chez eux le besoin d’une plus grande justice sociale et de la nécessité de parler au nom des plus faibles, comme le font notamment Jocelyn Lanouette dans Clochard ou Sophie Bienvenu dans Chercher Sam. Figure emblématique de l’engagement, Biz fait partie de ceux influencés par leur société. De Mort-Terrain, thriller écologique sur l’implantation d’une mine en Abitibi, à Naufrage, drame humain qui aborde aussi le monde du travail, il dissèque le Québec d’aujourd’hui. Thème bien présent, la question autochtone permet de donner une place méritée à ces gens qui ont trop longtemps été mis de côté (Matisiwin de Marie Christine Bernard, Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel). D’autres grandes voix, tout en ne mettant pas leur engagement à l’avant-plan, laissent entrevoir leurs questionnements. On n’a qu’à penser au plus récent Catherine Mavrikakis, Oscar De Profundis, où toutes les inquiétudes de notre époque sont rassemblées, à Larry Tremblay, qui avec L’orangeraie, donnait un visage au terrorisme, au nouveau Yves Beauchemin (Les empocheurs) où on plonge dans un monde de corruption, à Rachel Leclerc, qui avec Bercer le loup, prend le parti des expropriés du parc Forillon dans les années 70, ou encore à Louis Hamelin, qui avec l’attendu Autour d’Eva aborde la sauvagerie des hommes

3. UNE OUVERTURE SUR LE MONDE
Depuis toujours, l’immigration a amené un vent frais au sein de la terre d’accueil, certes, mais également de la littérature, qui ouvre grand ses portes sur le monde. Les nouveaux arrivants qui choisissent le français comme langue littéraire sont nombreux — plus de 500, recensent les experts ! — à enrichir les bibliothèques québécoises. Si Abla Farhoud persiste et signe dans notre paysage avec Toutes celles que j’étais, roman qui met en perspective notre façon d’appréhender le quotidien loin de nos repères, que dire de Dany Laferrière, qui continue d’agrémenter notre littérature de sa chaleur et de sa sagesse, et de Kim Thúy dont le sourire fait autant fondre que ses livres ? Aki Shimazaki, installée depuis longtemps au Québec, gratifie quant à elle nos lettres de sa plume concise et de ses histoires bien ficelées. Ces pays laissés derrière eux, on les découvre avec David Bouchet (le Sénégal, dans Soleil), Maya Ombasic (la Bosnie-Herzégovine, dans Mostarghia), Ook Chung (le Japon et la Corée dans Contes Butô et Trilogie coréenne), Françoise de Luca (l’Italie, dans Sèna) et Sergio Kokis (le Brésil, dans Saltimbanques). Mais souvent, ces voix venues d’ailleurs nous parlent davantage de nous, grâce au miroir qu’elles nous proposent et dans lequel on aperçoit nos différences. Il faut également mentionner les dramaturges : Olivier Kemeid, Marco Micone, Mani Soleymanlou et bien sûr Wajdi Mouawad, quatre maîtres qui nous intiment de regarder qui nous sommes, par le kaléidoscope de cette culture autre qu’ils portent en eux. Mais les auteurs originaires du Québec aiment également braquer de plus en plus leur projecteur sur l’ailleurs. Pensons à Patrice Lessard et Lisbonne, à Isabelle Laflèche et Paris ou New York, à Nathalie Babin-Gagnon et l’Afrique, à Dominique Scali et l’Ouest américain, à Michèle Plomer et la Chine, à François Hébert et l’Inde… mais aussi à Dominique Fortier qui nous entraîne toujours dans un ailleurs revisité, tout comme Rodney St-Éloi et Valérie Harvey qui, dans la série « Passion » chez Hamac, nous dévoilent Haïti, l’Islande et le Japon sous un angle personnel. En bref, on peut dire que notre littérature, contrairement à notre province, ne connaît pas de frontières.

4. LE CULTE DE LA VEDETTE
On voit de plus en plus de vedettes québécoises publier un livre. Pensons à Lise Dion (Le secret du coffre bleu), à Maxime Landry (Journal d’un disparu) ou encore à Patrice Godin (Territoires inconnus) et Nicolas Ciccone (Dans les yeux d’Ophélia). À voir en librairie tous ces visages médiatisés, on en vient à croire qu’il faut être connu pour être publié. Peutêtre pas, mais les éditeurs apprécient que ces personnalités aient déjà un public… susceptible d’acheter leurs livres. Ces ouvrages se retrouvent d’ailleurs souvent dans les palmarès et on en parle dans les médias. Comme l’aspect commercial n’est pas négligeable, on ne peut nier que ces publications représentent un moins grand risque pour l’éditeur en comparaison avec le premier livre d’un auteur inconnu. Mais pourquoi toutes ces célébrités ont-elles envie d’écrire ? Certaines le font en guise de témoignage et peut-être pour aider les personnes qui vivent la même chose qu’elles, comme l’a fait Florence K en parlant de sa dépression dans Buena Vida. De son côté, Grégory Charles a voulu transmettre des souvenirs à sa fille (N’oublie jamais), tandis que Janette Bertrand parle des relations de couple dans les trois tomes de Lit double. C’est aussi une façon d’établir un dialogue avec leur public, de se montrer authentique grâce à cette proximité créée, à ce partage de faits vécus, de détails croustillants. Ça rejoint sans doute également l’air du temps, celui des réseaux sociaux, où l’on est avide de tout révéler et de tout savoir sur les autres.

5. UNE LANGUE DÉCOMPLEXÉE
Nous sommes aujourd’hui bien loin des réactions horrifiées devant l’utilisation du joual, comme ce fut le cas lors de la parution des Belles-soeurs à la fin des années 60. Au contraire, la langue littéraire québécoise se veut décomplexée, se fout parfois des normes et se réinvente au gré des saisons. Des exemples, il y en a à la tonne ! Premier détour inévitable aux éditions de Ta Mère, qui n’hésitent pas à rassembler des auteurs qui revendiquent une langue bien personnelle. Signalons notamment Jean-Philippe Baril Guérard, qui joue avec la langue, insère ici et là des mots anglais et propose des dialogues tout à fait crédibles, et Véronique Grenier, qui s’amuse avec la syntaxe de façon vraiment originale et mélange habilement les niveaux d’écriture. On se laisse aller entre l’affirmation sans retenue d’une Alexandra Larochelle (Des papillons pis de la gravité), le ton décapant d’une Jolène Ruest (Monogamies) ou l’écriture hachurée et habitée par la voix actuelle d’une adolescente avec Geneviève Drolet (Panik). Les formes sont hétéroclites, utilisant tantôt la forme au « tu » (Sophie Létourneau avec Chanson française et Simon Brousseau avec Synapses), tantôt des approches originales (Éric Plamondon avec 1984 ou Dany Laferrière avec L’énigme du retour). La langue évolue, donc, ce qui ne sera pas sans plaire à la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin qui plaidait pour une plus grande légitimité de notre variété linguistique (La langue rapaillée).

6. LE MAL-ÊTRE
Déprime, suicide, peur, angoisse, haine de soi : la littérature québécoise n’y échappe pas ; le mal-être s’avère une thématique récurrente. Après tout, l’écriture est connue pour être cathartique : elle aide à comprendre cette vie souvent imparfaite avec laquelle on se démène. La plume puissante de Nelly Arcan en fut un exemple frappant. De son côté, Biz a écrit sur sa dépression qui a suivi la naissance de son fils (Dérives). Catherine Lepage traite du même sujet dans Fines tranches d’angoisse, de même que Sylvianne Blanchette avec Une fille louche, où elle parle avec sensibilité de son désespoir. Le personnage désenchanté de Marie-Ève dans Saufs de Fannie Loiselle tente d’apprivoiser sa vie en lui cherchant un sens. Simon Boulerice s’intéresse aux êtres marginalisés, malgré eux, notamment dans Le premier qui rira. Les troubles alimentaires sont au centre du roman de Clara Turcotte (Demoiselles-cactus), troubles qu’on retrouve aussi dans l’écriture remuante de Fanie Demeule (Déterrer les os) et qu’aborde également Patrick Isabelle (La danse des obèses). Les filles bleues de l’été de Mikella Nicol présentent deux filles tristes qui en ont assez de leur vie, se sentent incomprises et essaient de se reconstruire. Mais tous ces ouvrages, s’ils parlent du mal-être existentiel, ouvrent sur la lumière. Parce que oui, il y a tout de même souvent de l’espoir à travers toute cette douleur.

7. L’INTROSPECTION
S’il y a quelques années l’autofiction était de toutes les conversations littéraires, force est d’admettre que, tranquillement, on a glissé de Nelly Arcan et Marie-Sissi Labrèche à une littérature d’introspection qui ne met plus nécessairement l’auteur en scène mais d’où est soulevée, par le biais d’un narrateur alter ego de l’écrivain, une myriade de questions existentielles. Les narratrices qui se questionnent sur leur avenir sont nombreuses sous la plume d’Eveline Mailhot, Martine Batanian, Sophie Deslauriers, Fanny Britt et Maude Nepveu-Villeneuve. Les hommes ne sont pas en reste avec les réflexions qui émanent des personnages créés par Simon Boulerice, Patrick Nicol, Michael Delisle et, bien sûr, Jacques Poulin et ses alter ego aussi indécis que réfléchis. On pense aussi à Marjolaine Deschênes (Fleurs au fusil) et sa narratrice qui a besoin de prendre des vacances, à Hélène Dorion qui s’interroge sur ces vagues qui happent nos vies (Recommencements), à Louise Dupré qui plonge en elle au moment de la mort de sa mère (L’album multicolore). Avouons-le : depuis la parution du tout premier roman dit d’introspection qu’était Angéline de Montbrun (Laure Conan, 1882), on n’a jamais vraiment cessé de s’interroger entre les pages des livres

8. L’IRONIE ET LE CYNISME AMBIANTS
On a parfois l’impression que le cynisme est le mal du siècle, une pensée répandue qui s’immisce ici et là, et qui s’incruste, un manque de foi ou d’espoir en l’humanité, une façon de voir le monde, qui forcément se reflète dans la littérature. On se rappelle le ton décalé et mordant de François Blais, la douce ironie de Suzanne Myre (Dans sa bulle) ou le cynisme de François Barcelo dans J’haïs le hockey, J’haïs les bébés et J’haïs les vieux, des romans qui décapent et révèlent avec un humour noir les travers du quotidien. De son côté, Mathieu Arsenault écorche le milieu littéraire dans La vie littéraire, posant un regard acéré sur l’époque dans laquelle nous vivons, tout comme le fait Simon Paquet (Une vie inutile) qui met en scène un homme qui s’enlise dans sa vie morne, même s’il essaie d’améliorer son sort. Dans Royal de Jean-Philippe Baril Guérard, on décrit avec ironie l’obsession de la performance, tandis que dans Nouvel onglet de Guillaume Morissette, on présente le vide existentiel d’une génération rivée à son écran, envahie d’une lassitude pesante. Cette dérive ressemble à une peur de s’engager, de vivre pleinement. Toutes ces plumes grinçantes s’interrogent sur notre époque, en font ressurgir les failles, voire les futilités.

9. FIDÉLISER LE LECTEUR
Les éditeurs ne sont pas dupes : pour s’assurer un lectorat fidèle, qui choisira lors de sa prochaine lecture un autre roman parmi leur écurie, ils multiplient les astuces. Un look accrocheur (pensons aux couvertures d’Alto, de La Peuplade ou encore de Marchand de feuilles), des titres révélateurs, un auteur phare (Patrick Senécal chez Alire, Michel Tremblay chez Leméac, Dany Laferrière chez Boréal, Jocelyne Saucier chez XYZ, Pierre Samson chez Les Herbes rouges), etc. Plusieurs choisissent par ailleurs de fidéliser leurs lecteurs grâce à des séries à grand déploiement (pensons aux séries historiques tant appréciées chez Hurtubise, JCL ou Guy Saint-Jean éditeur, ou encore aux séries de chick lit qui font le bonheur des dames chez De Mortagne, Libre Expression ou Les Éditeurs réunis). Les lecteurs, impatiemment, attendent le tome suivant de leur série favorite, assurant ainsi une certaine pérennité à l’éditeur. Autre moyen d’accrocher les lecteurs, de plus en plus en vogue : les collectifs d’auteurs. Parfois, on y découvre un auteur qu’on attend depuis longtemps (Guillaume Vigneault dans Nu), un auteur qu’on apprécie (Jean-François Beauchemin dans Aimer, encore et toujours), un auteur qu’on a toujours voulu découvrir sans oser (Michel-Olivier Gasse dans Travaux manuels) ; ou encore une auteure qui se dévoile sous un nouvel angle (Perrine Leblanc dans La disparition de Michel O’Toole). Oui, accrocher les lecteurs est le cheval de bataille des éditeurs, et force est de constater qu’ils ont plus d’un tour dans leur sac pour y arriver !

10. UNE APPROCHE QUI VEUT DÉRANGER
Certains livres explorent des tabous, frappent là où ça fait mal, dérangent ou déstabilisent les lecteurs. On peut penser aux histoires dérangeantes de Sarah Berthiaume dans Villes mortes, au perturbant roman de Larry Tremblay Le Christ obèse, au personnage déroutant de David Goudreault dans La bête à sa mère ou à la plume acérée d’Alexandre Soublière (Charlotte before Christ, Amanita Virosa). Maude Veilleux, quant à elle, aborde la sexualité et le couple de front dans Prague, un roman cru et volontairement provocant, tandis que William Lessard Morin nous entraîne dans un univers tordu dans Ici la chair est partout et que David Clerson (Frères), Audrée Wilhelmy (Les sangs) et Steph Rivard (Les fausses couches) nous démontrent comment la noirceur peut créer d’étranges remous en nous. Dans ses romans, l’auteur Patrick Senécal plonge souvent dans les travers des êtres humains, n’épargnant pas les âmes sensibles. À l’abri des hommes et des choses, le roman de Stéphanie Boulay, inaugure la nouvelle collection de Québec Amérique, La Shop, qui s’intéresse aux romans subversifs et irrévérencieux, cherchant à surprendre les lecteurs. L’écrivain Stéphane Dompierre nous révèle que le slogan de cette collection qu’il dirige est « on cherche le trouble ». Même s’il aimerait publier des romans dans la veine de Chuck Palahniuk, Bret Easton Ellis ou Virginie Despentes, il aime « les textes qui proposent une vision du monde originale, mais qui racontent aussi une histoire. Et si le texte est subversif et irrévérencieux, tant mieux ! » Parce qu’être remué, au fond, c’est souvent une bonne chose.

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