Thierry Jonquet : Les Misères du corps

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Le corps, ses vicissitudes, ses dégradations, ses misères et ses travestissements : ce sont les obsessions de Thierry Jonquet, auteur français encore trop peu connu, dont le dernier roman noir, Ad Vitam Æternam, vient tout juste de paraître.

Le style de Jonquet est caractérisé par une écriture fluide, une parfaite maîtrise du langage et une présence inquiétante et soutenue. Il est de ceux dont l’œuvre dépasse le genre du roman noir par le choix de ses thèmes et la qualité de sa plume. Né à Paris il y a 47 ans, Jonquet a vécu une enfance marquée par le cinéma ainsi que des études de philosophie et d’ergothérapie. Puis tour à tour marchand de lessive, peintre de bandes blanches sur les routes, livreur de chapeaux de mariée, l’écrivain devient ergothérapeute. Vieillards agonisants, amputés congénitaux, psychotiques en tous genres, jeunes délinquants et marginaux : toute cette décrépitude et ces misères sociales finissent par lui miner le moral. Et c’est précisément pour raconter l’innommable qu’il commence à écrire.

Chez Jonquet, les enfants, à la fois victimes et assassins, ont toujours une place essentielle ; dès Mémoire en cage (1982) Cynthia, une adolescente lourdement handicapée délaissée par ses parents, rêve d’assouvir une vengeance : tuer le médecin qui est responsable de son état misérable. Ce faisant, elle commet presque le crime parfait. Les Orpailleurs (1993) prend sa source à la cupidité des fossoyeurs de Birkenau qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, récupéraient systématiquement sur les cadavres tout ce qui était en or : dans un immeuble délabré, les pompiers découvrent par hasard le corps d’une jeune femme, en état de décomposition avancée, la main droite tranchée au poignet. Deux autres femmes subiront le même sort dans les jours suivants. Les Orpailleurs est une enquête pleine de rebondissements, une parfaite construction, un délice.

Moloch (1998) s’engage sur la découverte d’enfants enchaînés dans un pavillon délabré de la banlieue parisienne, leurs corps calcinés et tordus de douleur. À la source de l’horreur, un réseau pédophile et assassin dirigé par un photographe fou, intime du fils de Ceausescu. Dans cet autre roman, Jonquet montre l’abjection humaine, la barbarie sous ses formes les plus glauques de même que l’enfance volée, le viol, la prostitution, la souffrance. Cet ouvrage, librement inspiré d’une affaire de syndrome de Munchhausen par procuration, a valu à son auteur une lourde polémique avec les tribunaux en France pour  » violation du secret d’instruction « .

Ad Vitam Æternam (2002) nous livre encore une fois un Jonquet en pleine forme, mais semblant un peu dissolu. Dans ce dernier roman, un lien secret unit une jeune employée d’un salon de piercing dépressive et hantée par la mort, un entrepreneur de pompes funèbres qui devient son ange gardien, un tueur à gages russe et sa mystérieuse commanditaire, une riche et impotente Vénitienne. On retrouve, lors de cette nouvelles enquête, l’expérience de l’auteur en hôpital de gériatrie, les transformations corporelles de Mygale ou l’infirmité meurtrière de Mémoire en cage.. Mais cette fois Jonquet flirte ouvertement avec le fantastique par le biais des thèmes comme l’immortalité, servie par une horde de laquais de la mort ou la présence du Mal absolu. Cependant, on pourra reprocher à Ad Vitam Æternam une démonstration qui peut sembler trop  » appuyée « , un côté parfois fourre-tout : Tchernobyl, le body art (trop fugitive allusion à l’Allemand Gunther Von Hagens, qui crée des oeuvres à partir de cadavres trafiqués et reconstitués), le piercing extrême, les rituels funéraires… Il manque toutefois à ce nouveau Jonquet l’unité et la subtilité de ses œuvres précédentes, comme Moloch et Les Orpailleurs, qui comptent sans aucun doute parmi les œuvres les plus importantes de la littérature policière, et dont on ne saurait que trop recommander la lecture.

À propos des ilustrations: Dans Ad Vitam Aeternam, les protagonistes visitent une exposition des « oeuvres » de Gunther Von Hagens qui se spécialise dans la plastination de corps humains. Pour plus d’information : http://www.koerperwelten.com

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