Le roman americain en noir et black

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Dans la grande famille du roman policier, qui ressemble de plus en plus à une «famille reconstituée» où l'on aurait accueilli quelques vagues cousins, le «roman noir» conserve une place essentielle. Certains, dont je suis, diraient: la plus intéressante.

Mais qu’est-ce que le roman noir? Il n’y a pas ici la place pour en débattre adéquatement, mais risquons-nous à en donner quelques traits. Le roman noir épouse plutôt le point de vue du crime, et de ses conséquences, que celui des forces policières. On y montre la nature humaine sous son jour le plu cru: violence, avidité, perversion, vengeance (par exemple). La morale, dans le roman noir, n’est jamais tout à fait sauve. Éclaboussée, à tout le moins. Ou carrément moribonde. Ici, il n’y a pas les bons d’un côté (chevauchant leur destrier blanc) et les méchants de l’autre (dans un vieux Nova noir volé). Il n’y a que des humains avec leurs forces et leurs faiblesses, et tout ce qu’il y a entre les deux. Quelques exemples parleront mieux.

Mister Boxe est un roman noir par excellence. On sent à sa lecture que son auteur a lu les grands du genre, les Chandler et Ross MacDonald, et qu’il a parfaitement assimilé leurs leçons. Billy Nichols, journaliste sportif spécialisé dans la boxe (et dans la vie nocturne du Tout-San Francisco) a cru bien faire en aidant Hack Escalante à se débarrasser du corps de son gérant. Après tout, c’était bien un accident, non? Sans doute, mais Billy apprendra vite que dans la «vraie vie», celui qui aide se retrouve souvent paradoxalement en dette, et que les dettes les plus rudes à acquitter sont celles qu’on a tenté d’extorquer à la justice.

Le premier polar d’Eddie Muller est un roman noir classique, avec ses hommes portant chapeau et fumant barreaux de chaise, ses femmes fatales en robe de soirée et bas nylon avec couture derrière la jambe. C’est qu’il nous parle de ce qu’il connaît et apprécie: le bonhomme est un spécialiste du film noir, et ses livres sur le sujet font autorité. C’est sans doute là où il aura puisé son savoir-faire en matière de personnages (juste assez colorés, typés sans être prévisibles) et son sens de l’intrigue à caractère «existentiel». S’il faut souligner une filiation, ce serait peut-être avec Bud Schulberg, dramaturge et romancier malheureusement peu connu, et dernier grand auteur hollywoodien vivant (un Oscar pour Sur les quais). On pourrait trouver «vieillot» ce livre à la Raymond Chandler, mais l’avidité, la corruption, la tromperie — et la rédemption — ne sont-elles pas de tous les temps? Un portrait coloré et convaincant du Noble art dans le San Francisco des années 1940, et une victoire par décision (unanime) du lecteur!

Ni bien ni mal, bien au contraire
Y a-t-il plus noir qu’un cocktail Ellroy à la sauce Hollywood? Un monde d’apparences, de jeux de pouvoir occultes où la presse à scandale flotte comme une épée de Damoclès sur les destins fragiles des vedettes «différentes». Ce monde d’inconfort et de célébrité, James Ellroy le connaît bien. C’est là qu’il a grandi, là que son imaginaire tordu a enflé jusqu’à devenir cette «bulle d’encre» qui n’a pas fini d’éclater dans une œuvre obsessive, dérangeante, l’une des plus dures et des plus importantes du roman américain, tous genres confondus.

Tijuana mon amour, pot-pourri de textes d’abord parus en revue, se compose de nouvelles et d’essais d’un genre que nos voisins du Sud nomment «true crime», où Ellroy explore quelques faits vécus dans la capitale du glamour. Ses personnages, qu’ils soient réels ou fictifs (ou un inextricable composé des deux) sont comme toujours à la lisière: du bien et du mal, de la loi et du crime, de la vérité et de l’invention. Ambiguïté est leur deuxième (et troisième) prénom.

Dans le monde selon Ellroy, les perversions, autant que les ambitions, mènent le jeu. Mais là où il nous intéresse, nous intrigue et, ultimement, nous émeut, c’est quand il réussit à nous montrer l’âme humaine aux prises avec ses dilemmes tordus, tellement qu’on a passé sans le savoir la frontière qu’on croyait imperméable? celle entre le bien et le mal, entre l’ordre et le chaos, entre la damnation et le rachat. Étonnamment, son texte le plus beau est celui où il relate une réunion d’anciens du John Burroughs Junior High, où il a fait ses études secondaires. Ses démons et ses fantasmes, ainsi revisités avec le recul qu’autorise une certaine sagesse, nous laissent voir la grande tendresse qu’Ellroy garde en réserve pour ses frères humains.

Nul glamour, par contre, dans le Harlem de Chester Himes, nul pouvoir d’évocation sur l’imaginaire américain. Le Harlem des années 50 et 60 qu’il décrit dans sa série de huit polars, regroupés par Gallimard dans la collection «Quarto» sous le titre évocateur de Cercueil et Fossoyeur, se trouve à son plus bas. Entre deux renaissances. Les célèbres clubs de jazz sont fermés ou pire, convertis. Ne restent plus que des couvertures pour les trafiquants, bordels et autres maisons de jeu.

«Le rapport du médecin légiste, les photographies, les empreintes digitales et toutes les données fournies par les laboratoires de police scientifique selon les techniques modernes, y compris les hypothèses logiques, ne servaient généralement à rien pour résoudre les affaires de meurtre à Harlem.» Dans ce contexte, Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, les deux inspecteurs noirs détachés au territoire de Harlem, sont le seul espoir des forces de l’ordre pour en mettre un peu dans ce fouillis. Ce ne sera pas chose facile, car la confiance de leurs patrons à leur égard n’a d’égale que la méfiance de leurs frères de couleur. À force de questions bien posées et de coups mieux placés encore, à force d’un peu de rage et de beaucoup de courage, ils parviendront à démêler ces intrigues où l’argent, le sexe et le pouvoir, mais aussi la jalousie et la vengeance ont la part belle. Comme partout ailleurs, direz-vous.

L’étonnant dans cette œuvre frappante, la redécouverte de cet automne en littérature policière, est d’ailleurs son côté universel. Harlem n’est pareil à nul autre lieu au monde. Malgré cela, ou à cause de cela, les grandes questions humaines vont se heurter dans ce creuset. Disons pour commencer: la différence réelle mais indéfinissable entre droit et justice ou, pourquoi pas, entre le bien et le mal, entendus comme deux pôles entre une infinité de niveaux de gris. Un peu comme le nombre infini de couleurs que peut prendre la peau humaine.

C’est ainsi que le roman noir, un peu comme son cousin de celluloïd le film noir, apparaît comme un fils de l’existentialisme. Quelque chose comme La Peste avec un 38 dans une main et un cran d’arrêt dans la poche.

Bibliographie :
Mister Boxe, Eddie Muller, Fayard, coll. Fayard noir, 442 p., 39,95$
Tijuana mon amour, James Ellroy, Rivages, coll. Rivages/Thriller, 336 p., 29,95$
Cercueil et Fossoyeur, Chester Himes, Gallimard, coll. Quarto, 1372 p., 47,50$

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