Traduire Shakespeare

79
Publicité
Il n'est jamais vain de retraduire un classique littéraire et d'ajouter sa pierre au monument qu'il représente. Les œuvres dont la pertinence se prolonge à travers les âges sont celles dans lesquelles le sens ouvert tend à toucher à l'essence universelle du cœur. Récemment, les éditions P.O.L. publiaient les Sonnets de William Shakespeare, où Frédéric Boyer propose sa traduction (lire: son interprétation) et sa mise en mots de ces chants poétiques.

Publiés pour la première fois en 1609, bien que leur composition, selon toute vraisemblance,
semble s’être étalée sur plus d’une décennie, les Sonnets se sont forgé depuis une solide réputation auprès des critiques et des amateurs; si bien qu’on les considère aujourd’hui comme un sommet du genre, aux côtés des œuvres de Pétrarque et de Ronsard. Comme on dispose de peu d’informations historiques au sujet de leur auteur et des conditions de leur première publication, nombreuses furent les hypothèses au sujet de leur genèse, notamment quant au titulaire de la dédicace — un certain Mr. W.H., considéré comme «THE.ONLIE.BEGETTER.OF.THESE.INSVING.SONNETS…», c’est-à-dire le seul ayant «suscité» les sonnets ou «mené à [leur] naissance». En tenant compte de la nature amoureuse de plusieurs poèmes, cette particularité alimenta plusieurs hypothèses quant à la source d’inspiration de l’auteur et à sa valeur autobiographique… Peut-être «Mr. W.H.» n’est-il simplement qu’un mécène? Néanmoins, on croit discerner dans l’ensemble du recueil une sorte de triangle amoureux, puisque le poète adresse ses louanges et ses réprimandes principalement à un jeune homme, ainsi qu’à une maîtresse («The dark lady»). Cependant, pas de trace ici des mièvreries de l’amour courtois.

Les multiples théories ou légendes que cette œuvre a alimentées illustrent la passion qu’elle alluma dans l’imaginaire des lecteurs conquis. Les 154 sonnets, composés de trois quatrains suivis d’un distique final, et construits selon un mode de rime «abab cdcd efef gg», servent désormais de modèle à cette forme que l’on appelle «le sonnet shakespearien». Celui-ci invite le lecteur à porter son attention sur un petit fragment du poème qui déclenche en lui une émotion, une méditation ou une réminiscence… Sans oublier que chaque sonnet doit également être considéré dans son cadre d’ensemble homogène.

Intemporels, ces poèmes lyriques sont également une réflexion sur la poésie même, exprimant la quête d’une beauté inatteignable ou perdue, la corruption et l’infidélité, la souffrance provoquée par un désir écrasé sous le poids d’un monde intransigeant. On y aborde aussi l’élévation de l’âme, transportée par la passion de l’existence.

Les nombreuses variantes des traductions qui permirent aux sonnets un rayonnement hors du monde anglo-saxon prouvent également la difficulté d’interprétation selon les différents points de vue. Les poèmes regorgent en effet d’ambiguïtés et de contradictions, ce qui stimule l’interprète et le met au défi. Plus de 400 ans nous séparent désormais du texte original, ce qui accentue la difficulté d’appréciation pour le lecteur qui – s’il n’est pas puriste – cherchera une version effaçant les archaïsmes de la langue, et convertissant les termes ou allusions difficiles en repères et en référents de notre époque. N’est-on pas reconnaissant que certaines œuvres françaises aient été adaptées en français moderne pour que le lecteur contemporain puisse bien les comprendre (je pense, par exemple, à Montaigne et à Villon)?

Dans le cas qui nous concerne, Frédéric Boyer, en optant pour la transparence et l’économie, actualise cette langue qui dit des choses magnifiques sur la passion amoureuse et l’angoisse du temps et de la mort: «Je suis en guerre avec le temps pour toi amour / ce qu’il t’arrache je le greffe sur toi encore.» On note ici un ton personnel dans le déploiement de ces paroles amoureuses, qui comble ce désir du lecteur moderne d’établir une intimité avec l’auteur, de faire partie du secret.

Car dans la traduction de Robert Ellrodt, chez Actes Sud, on lit plutôt: «Et par amour pour vous faisant la guerre au Temps, / Ce qu’il vous prend, en vous je le greffe à nouveau.» Même signification, mais un souffle poétique différent. L’idée ici n’étant pas de reproduire à la perfection le ton, la sonorité, l’image et le sens du vers original (quête utopique et inutile), mais de prendre les moyens pour susciter chez le lecteur les émotions que dicte le sens du poème, c’est-à-dire d’instaurer les conditions qui amèneront le lecteur à pénétrer en son coeur.

Une autre comparaison illustre la légèreté insufflée par cette nouvelle traduction. Au célèbre sonnet 18: «Shall I compare thee to a Summer’s day? / Thou art more lovely and more temperate. / Rough winds do shake the darling buds of May, / And summer’s lease hath all too short a date.» Alors qu’on lit dans la traduction d’Ellrodt (Actes Sud): «Vais-je te comparer à un beau jour d’été? / Tu parais plus aimable et d’humeur plus égale. / Les vents rudes secouent les chers boutons de mai, / Et le bail de l’été trop tôt arrive à terme.» Et dans la traduction de Pierre Leyris, dans Rencontres de poètes anglais, une anthologie publiée chez José Corti: «Te comparerais-je à un jour d’été? / Tu es plus délicieux, tu es plus tempéré. / De rudes rafales malmènent les tendres boutons de mai / Et le bail de l’été court trop vite à son terme.» Frédéric Boyer (P.O.L.) délaisse le ton solennel et l’avant-goût romantique, le caractère précieux et maniéré, la lourdeur des majuscules et de la ponctuation, pour n’en tirer que ce qui suit: «Pourquoi te comparer à un jour d’été / tu es plus aimable moins changeant / des vents violents défont les bourgeons de mai / le temps de l’été est toujours trop court». Ici et ailleurs, la traduction conserve l’ambiguïté du texte original sans s’égarer dans l’obscurantisme. Ainsi, le lecteur est invité à compléter lui-même, ou à prolonger l’horizon des images qui lui sont suggérées.

Sous l’apparente simplicité du vocabulaire et des thèmes très généraux se révèle pourtant dans ces poèmes la complexité de l’Être, une conscience de soi aiguë. Shakespeare fut certainement un fin psychologue des mœurs, analyste éclairant – à l’instar des auteurs des grands récits mythologiques – les abîmes où sommeillent les passions qui dictent nos comportements.

Bibliographie :
Sonnets, William Shakespeare et Frédéric Boyer (trad.) P.O.L. 154 p. | 25,95$

Publicité