La Terre de feu

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Il y a de ces lieux excentriques qui attirent les voyageurs comme les écrivains. La Terre de feu est un de ces endroits où les écrivains ont pêché une inspiration océane. Les grands auteurs chiliens que sont Francisco Coloane, Luis Sepúlveda et Patricio Manns ont tous trois entendu l'appel du Sud, développant dans leurs écrits la prose du shaman tout comme le souci du paléontologue pour décrire, avec simplicité, la nature puissante de ce bout du monde.

Francisco Coloane et Luis Sepúlveda sont tous deux communistes; le premier le revendique encore aujourd’hui, alors que le second faisait partie des jeunesses communistes chiliennes. Le poète et chansonnier Patricio Manns, quant à lui, a été un acteur important dans l’élection du gouvernement socialiste de Salvador Allende. Les trois auteurs ont connu l’exil et partagent l’imaginaire du Grand Sud grâce à la formidable histoire de l’homme en terre australe. L’imaginaire de la Terre de feu est né avec sa découverte par les Européens. Ferdinand de Magellan aurait été celui qui nomma ainsi cette terre après avoir aperçu, après son entrée dans le célèbre détroit portant aujourd’hui son nom, de la fumée produite par les indiens fuégiens. Depuis le XVIe siècle, l’existence est rude à l’extrême pointe du continent. La terre située entre le détroit de Magellan, au nord, et le Cap Horn, au sud, est le bout du monde pour les aventuriers et les capitaines de navires. De nombreux hommes ont tenté avec un succès relatif de s’y établir.

Les passants du bout du monde
Le voyage en Terre de feu est une expérience formatrice pour les jeunes qui rêvent d’aventures. À la recherche d’expériences fortes que lui a inspirées Moby Dick, de Herman Melville, un jeune Chilien de Santiago reçoit la permission de ses parents d’aller séjourner en Terre de feu durant le congé scolaire de l’été. C’est ainsi que commence le court roman de Luis Sepúlveda, Le monde du bout du monde. Ce garçon de 16 ans pourrait être inspiré de la vie du maître Francisco Coloane à quelques différences près: Coloane est né en 1910 sur l’île de Chiloé dans le Pacifique Sud. C’est à l’âge de 13 ans qu’il part sur l’océan. Le jeune mousse qu’est Coloane découvre une vie austère, mais fabuleusement remplie de découvertes. Dans le roman de Sepúlveda, les premières expériences du jeune héros de la chasse à la baleine vont lui faire détester ce métier traditionnel. Après son exil à Hambourg, en Allemagne, il devient journaliste environnemental et pourchasse les grands pollueurs et exploiteurs de la nature. À la suite de la réception d’une dépêche de Greenpeace portant sur le déplacement en eaux chiliennes d’un baleinier japonais, le journaliste part pour le Chili, le livre En Patagonie de Bruce Chatwin dans ses bagages. Dans le style clair et concis qui lui a valu des éloges pour son premier roman Le vieux qui lisait des romans d’amour, Sepúlveda met sa plume au service d’une cause, celle de la protection de la vie marine. Cela ne l’empêche en rien d’exploiter le potentiel littéraire des merveilles des fjords et des détroits, tout comme les légendes autochtones de ce bout du monde.

Puerto Eden, Puerto Refugios, Punta Arenas, Ultima Esperanza… Des lieux mythiques préparant les voyageurs à la découverte de ces recoins où la civilisation a peiné à faire son nid. Ce sont ces noms et ces lieux qui ont marqué l’enfance de Francisco Coloane, et qui abreuvent les neuf nouvelles de son recueil Tierra del Fuego. L’écrivain a commencé à décrire ces contrées, son bout du monde à lui, dès l’âge de 16 ans. Déjà, on lui reconnaissait la même force pour raconter les aventures en mer que le Cap Horn en a pour renverser les navires.

Neuf nouvelles qui touchent à toutes les caractéristiques de la Patagonie: la ruée vers l’or, la terre promise, l’odyssée du Beagle de Charles Darwin, et surtout l’impitoyable manège des charognards qui apparaissent dès que le doute s’installe dans la tête des personnages. Ces derniers doivent survivre avec les armes, et le lichen remplace le cactus du Far West. Ce qui impressionne dans ce recueil, c’est l’abondance d’informations qui y circulent sans jamais ennuyer le lecteur. La méfiance est de mise en Tierra del Fuego, car à moins de reconnaître l’accent de son interlocuteur, nous ne pouvons savoir d’où il vient. Devisons-nous avec un marchand, un marin, un exilé ou un meurtrier?

Tout voyageur est, d’abord, un rêveur
Pour on ne sait quelle raison, Julio Popper, un des personnages du recueil de Coloane, roumain polyglotte, aboutit en Patagonie, où il dirige une mine d’or d’une main de fer. El Paramo est le dernier refuge des hommes où toutes les nationalités se rencontrent, mais les dialogues se font rarement avant les coups de Remington. En cette fin de XIXe siècle, les légendes et les mythologies amérindiennes sont encore bien vivantes, et Popper est un des rares à leur accorder de l’importance, bien qu’il paye pour les paires d’oreilles d’Indiens Selk’nam qu’on lui apporte.

Quant à Patricio Manns, il base son roman Cavalier seul sur une histoire vraie, et construit une superbe fable autour de Julio Popper et sur l’imaginaire des terres du Sud. Francisco Coloane y signe une préface dans laquelle il encense le roman lorsqu’il «déclare sans hésitation que jamais, dans aucun des deux hémisphères, [il n’a lu] un roman aussi généreux que celui-ci». Avant tout, c’est une histoire d’amour entre cet homme et ce superbe personnage qu’est Drimys Winteri, une Indienne Selk’nam. Le vieux maître Coloane fit remarquer à Patricio Manns que c’est Darwin qui, lors de son passage, nomma Drimys Winteri le magnolia sauvage de la Terre de feu. Cavalier Seul est un roman qu’aimeront les amateurs de récits de voyages et des personnages américains que l’on nomme self-made men.

La Terre de feu est un lieu de voyageurs et donc d’étrangers. À ceux qui s’apprêtent à parcourir la Patagonie et les terres et mers australes, je recommande la lecture de En Patagonie du journaliste reporter anglais Bruce Chatwin. Le reporter parcourt du nord au sud la Patagonie, dont vous découvrirez les différentes significations étymologiques. Ce sont toutes les saveurs de l’ailleurs qui ont immigré, par choix ou nécessité, dans ces contrées: Allemands, Italiens, Américains comme Butch Cassidy, le hors-la-loi, qui selon la légende ira mourir dans le sud de l’actuelle Bolivie. Beaucoup cherchent le chemin du retour vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, mais ce ne sont que des rêves. Ce journal de bord renferme aussi une bonne quantité de données historiques. Ce sont tous les mythes que les autres auteurs ont matérialisés en romans que Chatwin réussit à traduire en récits ordonnés, grâce à sa recherche obstinée. Aller en Terre de feu est une chose, mais saisir l’étendue et l’importance de l’activité humaine qui s’y déroule en est une autre. Ce rapide survol devrait, espérons-le, encombrer toutes les lignes aériennes en direction d’Ushuaia.

Bibliographie :
Cavalier seul, Patricio Manns, Phébus, coll. Libretto, 280 p., 17,95$
Tierra del Fuego, Francisco Coloane, Phébus, coll. Libretto, 182 p., 17,95$
Le monde du bout du monde, Luis Sepúlveda, Métailié, 132 p., 16,95$
En Patagonie, Bruce Chatwin, Grasset, coll. Les cahiers rouges, 288 p., 16,95$

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