Georges Perec : Éclairs et cendres

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Né en 1936 et décédé en 1982, le prolifique et hirsute auteur de romans, de poèmes, d’essais, de mots croisés et de moult ovnis littéraires s’est rappelé à nous dernièrement grâce à la réédition spéciale 50e anniversaire de son premier roman, Les choses, ainsi qu’à la récente parution de son véritable premier roman, L’attentat de Sarajevo, écrit en 1957. Écrivain au style olympien, dont les thèmes de prédilection furent alternativement d’un enthousiasme exhaustif ou d’une neurasthénie accablante, Georges Perec fait partie de ces artistes dont l’activité débordante n’eut d’égale que la polyvalence et l’éclectisme. Petite bibliographie sélective.

1965  Les choses 
Prix Renaudot 1965, Les choses propulse Perec au firmament dès son apparition dans le ciel des lettres françaises. On y fait la rencontre de Jérôme et Sylvie, couple d’enquêteurs sociologiques (précurseurs des sondeurs téléphoniques d’aujourd’hui), aux prises avec l’énorme contraste entre la grandeur de leurs aspirations et la petitesse de leurs moyens, sorte de confrontation entre un penchant aristocratique mal géré et une mentalité « petit-bourgeois » dont ils ont peine à se départir, tout imprégnés qu’ils sont de l’ivresse illusoire des promesses d’une prospérité qui n’en finit plus de ne pas advenir. Roman de la désillusion matérialiste, portrait de la décadence d’une génération vouée à se courir après la queue, Les choses est également une véritable leçon de stylistique. À lire sans faute. Pour le propos, pour la beauté de l’écriture, pour la critique sociale qui s’y insinue doucement, sans moralisme ni sarcasme.

1967  Un homme qui dort
Après l’échec relatif de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?, qui laissa pantois le public conquis par Les choses, Perec revint en force avec Un homme qui dort, petit roman aussi absorbant que déprimant. Un personnage sans nom choisit délibérément de se retirer du monde, abandonnant ses études, renonçant à ses amis, ne sortant que le soir venu, s’appliquant à se délester de tout goût personnel, de tout luxe, de toute inclination, s’ingéniant à ne plus faire la différence entre les bons ou les mauvais vins, steaks, films, jours, lits, etc. Lente et méthodique descente au plus profond de l’indifférence, le roman fascine néanmoins à la manière d’un gouffre que l’on contemple, d’une lame de rasoir posée sur un lavabo, d’une main nue près d’un engrenage métallique, d’un funambule entre deux gratte-ciel. Tout en conservant une certaine sensibilité, cet homme qui dort est avant tout la réalisation littéraire d’un fantasme d’immobilité et d’indolence qui nous frappe certainement tous, à un moment ou un autre de nos vies. À lire sans se presser, de préférence un jour où mille autres choses nécessiteraient notre attention.

1969  La disparition
Pour un roman ayant subi l’ablation d’un composant primordial, sinon vital, du corpus concourant à la formation du jargon français, il s’agit d’un pari conquis haut la main, subtil, brillant, ambigu, tout à la fois palpitant, banal, original, poncif ou abracadabrant. Farci d’allusions, d’omissions, miroir grossissant masquant sa façon, claironnant sonbiais, tournant autour du pot, toujours tu, jamais vu, frôlant à moult occasions sa divulgation, il s’agit ni plus ni moins d’un tour puissant, d’un gala mandarin. Charmant filou, savant fripon, l’inouï larron dont l’aplomb imaginatif saisit nous fait voir tout l’art d’un sport qui tait son nom. Magistral!

1975  W ou le Souvenir d’enfance
Roman double dont les deux parties semblent si éloignées l’une de l’autre que l’on peine d’abord à comprendre le pourquoi de ce comment, il apparaît bientôt que ces tentacules sont bel et bien reliés au même encéphale, le segment autobiographique fournissant à la fantaisie olympique une assise douloureusement métaphorique. Dans cette autofiction dédramatisée mais néanmoins émouvante au possible, Perec se laisse aller à la nostalgie, forme douce de la mélancolie. À lire sans réserve.

1978  Je me souviens
Exercice de remémoration et de compilation de fragments d’une culture et d’une époque oubliée, ce petit livre rassemble un peu moins de cinq cents faits divers, anecdotes, slogans publicitaires, vedettes éphémères, courts phénomènes de mode ou détails architecturaux disparus du Paris des années 40 à 60. Quoique la plupart de ce qui y est évoqué ne nous rappelle strictement rien à nous, Québécois du XXIe siècle, il est tout de même fascinant de revisiter avec Perec ce qui a pu constituer le paysage ambiant, le bruit de fond de ces années évanouies. Plus près de nous, soulignons l’existence d’un livre fondé sur le même canevas mais situé dans le Québec des années 60 et 70, écrit par Michel Lefebvre et publié en 2004, intitulé Je suis né en 53… je me souviens.

1978 La vie mode d’emploi
Roman oulipien par excellence, façonné par nombre de contraintes et dont la complexité a nécessité la tenue d’un Cahier des charges que l’on a d’ailleurs lui aussi publié par la suite, le chef-d’œuvre de Perec, s’étalant sur plus de 600 pages, relate les multiples histoires rythmant un siècle de la vie d’un immeuble parisien. Entre autres et surtout, celle de l’inoubliable Bartlebooth, sorte de Phileas Fogg nonchalant, dont la vie est consacrée à l’assemblage de puzzles faits à partir d’aquarelles peintes par lui au cours de vingt ans de voyages autour du monde, assisté pour ce faire de son fidèle Smautf, avatar du Passepartout de Jules Verne. Véritable festin de lecture, avec ses centaines de microhistoires, ses deux mille personnages et son ensemble parfaitement maîtrisé, le roman, gagnant du prix Médicis 1978, est un flot ininterrompu de prouesses narratives, tantôt picaresque, tantôt policier, historique, romantique, carnavalesque ou même érotique. À lire comme on lit un almanach!

1979  Les mots croisés
Verbicruciste de haute voltige, Perec a fourni durant des années, pour divers journaux, revues et publications, des centaines de grilles de mots croisés tous plus inventives et difficiles les unes que les autres. Amateur de définitions embêtantes, de jeux de mots, de culture et d’érudition scientifique, Perec s’est amusé à construire des mots croisés dont la résolution exige une vivacité et une ouverture d’esprit hors normes.


Photo : © André Perlstein

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