Avez-vous lu Orwell?

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1937. Front commun. Il faut combattre un fascisme tacitement favorisé par une large part de la classe dirigeante, qui voit en lui le seul rempart contre le communisme et sa conséquence: la fin de la propriété privée. D'autre part, la promesse d'une humanité rénovée par l'idéologie et la science jette encore de la poudre aux yeux des intellectuels européens.

Image: George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984, Louis Gill (Lux éditeur). Illustration de Charlotte Lambert, à partir d'une photographie de Robert Capa.

Hommage à la Catalogne ou la fin de l’illusion lyrique

André Gide a beau fausser la note dans son Retour d’URSS (1936), les lendemains chantent encore. Un an avant la douche froide du pacte germano-soviétique, Louis Aragon vient de recevoir le prix Renaudot pour Les beaux quartiers, deuxième roman-fleuve du cycle du «monde réel». L’ascendant du turbulent codirecteur de Ce soir à titre d’ «ingénieur des âmes» se trouve consolidé. Se rangeant également, pour des motifs pragmatiques, aux côtés de Staline, le «colonel» Malraux, fondateur et courageux chef de l’escadrille España, publie L’Espoir, roman où le conflit espagnol sert essentiellement de contexte aux thèmes de la fraternité et du destin.

À la même époque, le britannique Eric Blair, alias George Orwell, vient de terminer une enquête sur la condition des ouvriers du Nord de l’Angleterre (Sur le quai de Wigan). L’écrivain reporter, ancien policier en Birmanie, s’embarque aussitôt pour le front catalan, dont il reviendra blessé et poursuivi par le gouvernement espagnol. Il pond, sept mois plus tard, Hommage à la catalogne, un document saisissant qui témoigne des exactions commises non pas par les franquistes, mais par les factions ralliés à l’URSS, à l’intérieur même du camp républicain, au nom de la lutte contre le fascisme. À quoi peut-on se fier, quand les «bons» se mangent entre eux?

De plus, si l’on pouvait s’attendre à une manipulation des faits par les fascistes, on constate que la presse de gauche en fait autant. En 1942, dans un essai intitulé «Réflexions sur la guerre d’Espagne», Orwell réagit ainsi à la couverture des événements: «J’ai vu […] l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les diverses « lignes de parti »» (DVB: 305). Cette perte de repères quant à la vérité inquiète Orwell, qui lit dans cette soumission de la vérité à la nécessité idéologique un net glissement vers le totalitarisme. Douze ans plus tard, cette analyse d’Orwell explosera dans 1984. Plus qu’une dystopie généralisante sur l’Union soviétique ou une diatribe contre la société de masse, ce livre est en effet une exposition des rouages totalitaires, particulièrement au niveau de la langue. Winston Smith, dans 1984, travaille au ministère de la Vérité, où il recompose l’histoire officielle selon les besoins du gouvernement. Quelques années avant que Hannah Arendt n’explique par la destruction des structures sociales l’avènement de la masse qui avale en un tout l’individu atomisé, O’Brien, dans 1984, s’adresse ainsi à Smith: «Ne pouvez-vous comprendre, Winston, que l’individu n’est qu’une cellule? La fatigue de la cellule fait la vigueur de l’organisme.» (1984: 372)

Orwell est l’un des rares écrivains de l’époque à avoir compris le fascisme1 et le stalinisme comme deux phrases produites à partir d’une même grammaire. Si l’on pouvait déjà lire dans ses essais l’honnêteté de sa pensée politique et l’angle élargi de son regard esthétique, on découvre dans Hommage à la Catalogne la rencontre d’un homme avec «sa» vérité, bien qu’il faille nuancer le cliché. Orwell n’est pas de ceux qui théorisent d’abord, puis forcent l’intégration de leur expérience dans une grille de lecture. Sa vision du monde, du moins dans ses écrits, se construit et s’étoffe peu à peu, de telle sorte qu’elle évite la rengaine des grands désenchantements (lire le Roman inachevé de Louis Aragon). La première partie de Hommage…, qui tient du meilleur du grand reportage d’écrivain (Michael Moore, vous voulez rire? lisez plutôt Kapuscinski, Ébène), s’attache à la description d’une drôle de guerre. Entre les raids, il ne se passe pas grand chose, au creux de la tranchée. Boîtes de conserves rouillées, restes de nourriture qui fermentent, excréments, manque de cigarettes, insomnie: cette guerre est celle du froid, de l’attente, de la puanteur. Jusqu’au moment, où, de retour à Barcelone, tout a changé. Orwell, dès la première page, croquait une société sans classe, où «personne ne disait plus Señor ou Don, ni même Usted: tout le monde se tutoyait» (HC: 13). Fini, le mythe soviétique, illustré par ce paradis collectif. Les formules serviles sont de retour, les restaurants ont recommencé à servir des plats raffinés à qui peut payer, les cireurs de chaussures manquent à nouveau de pain.

Ce procédé de dramatisation, cette écriture, pour représenter un théâtre des opérations qui s’est refermé sur lui-même, où la pourriture est passée du propre au figuré. La guerre oppose désormais les forces gouvernementales à ses propres alliés. Les anarchistes sont désarmés et une véritable chasse aux sorcières est lancée contre le POUM2. Les communistes et les partis de droite du Front populaire, sous prétexte d’opter pour des forces militaires efficaces, se privent ainsi de leurs seuls éléments authentiquement révolutionnaires. Le péril est intensifié par le travestissement du décor urbain. On se bat d’un côté de l’autre de la rue, et parce qu’on est bien conscient, dans les deux camps, du ridicule de cette chicane de famille, on fait parfois des trêves pour s’échanger de la nourriture et de la bière. Orwell, dans cette tourmente absurde, est atteint d’une balle au cou et passe près d’y rester.

Le récit de cette «révolution révolue3» est, à la fin, complété d’un bref essai où Orwell commence à approfondir le territoire de sa compréhension aux mensonges répercutés dans la presse britannique. Il s’y attarde notamment à critiquer l’accusation de «trotskysme», qui sert à exclure les membres du POUM, de la même manière que «communiste», plus tard, dans l’Amérique maccarthyste, servait un jeu politique, ou que «capitaliste» et «réformiste» font aujourd’hui les refrains de certains mouvements qui confondent exercice démocratique et jam de tam-tam.

Louis Gill: George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984

L’économiste Louis Gill, professeur retraité de l’UQÀM, se trouvait en Espagne en 2003, pour la sortie d’une traduction à son Fondements et limites du capitalisme (Boréal). Son traducteur lui offre à cette occasion un exemplaire de Hommage à la catalogne. Rejoint au téléphone, Gill me raconte sa première impression: «Je l’ai lu et j’ai été absolument sidéré. C’est une analyse extrêmement lucide de la situation politique en Espagne pendant la guerre civile, et c’est aussi, très clairement, l’origine du reste de son œuvre. Orwell a quitté l’Espagne avec la police à ses trousses, un mandat d’arrestation émis contre lui pour espionnage et haute trahison. Pourtant, tout ce qu’il a fait, ça été de se battre et risquer sa vie pour lutter contre le fascisme. Quelqu’un comme ça pouvait difficilement être accusé de trahison ou d’esprit contre-révolutionnaire! C’est ça, moi, qui m’a fasciné là-dedans.»

Louis Gill a écrit un petit livre, George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984 (Lux). Cet ouvrage est un prodigieux exercice de synthèse. Tout en relevant haut la main le pari de ramener à une centaine de pages un résumé de la situation en Espagne, il montre le passage d’une prise de conscience politique à la mise en chantier d’une œuvre.

La documentation de Gill semble, à mon œil (exercé à défaut d’être expert), irréprochable. La révolution et la guerre d’Espagne, de Pierre Broué et Émile Témime (Minuit), a été notamment complétée par nombre de sources divergentes. Lors de notre entretien, ne relevant pas mes compliments en vieux pro qui connaît la valeur de son travail, l’auteur enchaîne plutôt sur l’une de ces références. Burnett Bolloten4, un journaliste qui a couvert la guerre civile espagnole dans le camp franquiste, est, comme Walt Whitman ou Gaston Miron dans un tout autre domaine, l’homme d’un seul livre, qu’il a étoffé cinquante ans durant. «Si j’avais à conseiller un livre sur la guerre civile espagnole, c’est le sien. Non pas que je veuille donner moins d’importance aux écrits de Broué, mais disons que Bolloten ne peut pas être soupçonné de parti pris», ajoute-t-il.

Sur Orwell, le boulot est accompli avec la même rigueur. La biographie de Bernard Crick, qui reste la référence sur la vie de l’écrivain, est rarement convoquée. Il s’agit de faire parler les textes. À ce sujet, il faut souligner la qualité de la lecture de Gill. Sa genèse de 1984 est d’abord le lieu d’exposer la réflexion politique d’Orwell, mais elle n’évite pas pour autant l’inscription du roman par rapport aux autres textes littéraires du temps. Les variations utopiques de Herbert G. Wells (Quand le dormeur s’éveillera), Jack London (Le talon de fer), Aldous Huxley (Le meilleur des mondes) et Eugène Zamiatine (Nous autres) sont ainsi posées en discours auxquels il faut répondre, expliquant en partie la forme de 1984 et fertilisant sa signifiance. Il n’y a pas une seule lecture possible d’un tel texte. Le rappeler est peut-être une évidence. C’est toutefois nécessaire à une époque où sévit jusqu’à une émission de télé Big Brother, caricature de cette tendance à simplifier le roman en une allégorie paranoïde alliant dispositif panoptique (la réduction en peau de chagrin de l’intimité par les caméras de surveillance, le géomarketing, les transferts des banques de données, etc.) et manipulation des consciences (thème remâché par la critique depuis la fin des années 50, essentiellement, et c’est comique, par les publicitaires).

Je me permets un caprice de critique. J’aurais aimé voir commenté, dans le livre de Louis Gill, un essai d’Orwell, «Wells, Hitler et l’État mondial», qui est repris dans Dans le ventre de la baleine et autres essais (Ivrea). Ce texte permet de mesurer l’impact de l’œuvre de Herbert George Wells sur l’écriture et la pensée de George Orwell. Ce dernier y compare d’ailleurs sa charge contre les positions du vieux maître à un «parricide». Le socialisme utopique de l’auteur de la Guerre des mondes, sorte de géniocratie scientifique qui ressemble, avant la lettre, au monde parfait des Raéliens, y est battu en brèche. Le meilleur des mondes d’Huxley pouvait être lu comme une caricature de cette fiction positiviste; 1984, comme une anticipation de sa conséquence politique. Wells, au moment où les bombes s’abattaient sur Londres, appelait à un nouvel ordre mondial et à un contrôle international de l’espace aérien. Orwell n’a rien contre. Il se questionne seulement sur la pertinence d’un tel vœu pieux, en 1941: «Avant de parler d’une reconstruction du monde, ou même simplement de la paix, il faut éliminer Hitler» (DVB: 286). Quant à ce qu’il appelle l’«utopie wellsienne», qui veut que la science entraîne la paix, la barbarie la guerre, il fait remarquer que «L’Allemagne d’aujourd’hui est infiniment plus scientifique que l’Angleterre, et infiniment plus barbare. Presque tout ce que Wells a imaginé et appelé de ses vœux est aujourd’hui une réalité tangible dans l’Allemagne» (DVB: 289). Puisque l’un des éléments les plus méritoires de la pensée d’Hannah Arendt sera justement d’amener à distinguer le mal de la «barbarie», nous avions là de quoi renforcer la synthèse entre la forme de 1984 et son intention critique.

Le «marché» du travail

Les dernières lignes de George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984 répercutent un écho sur le monde actuel, confrontant les problèmes de la syndicalisation, la précarité d’emploi, la misère sociale en général à la popularité des partis d’extrême droite dans certains pays démocratiques. Pour Gill, un certain «totalitarisme» pointe peut-être le bout de son nez: «Tout le monde doit en arriver à réagir en termes économiques… Ça paraît d’autant plus vrai que c’est propagé par les économistes officiels. Gary Becker, qui est un prix Nobel américain [économie, 1992], fait l’économie du jeu, de l’amour. Tout se mesure en termes d’accroissement de la satisfaction sous contrainte, ce qu’on apprend quand on suit son premier cours de micro-économie.» Quand je l’invite, à la fin de notre entretien, à préciser sa pensée, il s’empresse toutefois de relativiser ses propos: «J’ai souvent vu des gens en traiter d’autres de fascistes, et puis je disais « Attends, qu’est-ce que tu vas employer comme terme quand ça va être le fascisme pour vrai? »» Du Orwell tout craché. L’alarme n’en est pas moins sonnée.

1 Sans vouloir couper les cheveux en quatre, il m’apparaît important de préciser que Hannah Arendt, dans Le Système totalitaire (Points) prenait soin de distinguer «fascisme» (Italie, Espagne, Portugal) de «nazisme» (Allemagne). On ne trouve pas, sinon dans l’URSS de Staline, exemple d’une répression aussi bien intégrée par la bureaucratie. Du reste, la Shoah et sa «gestion» demeurent difficilement comparables.

2 POUM ou Parti ouvrier d’unification marxiste. Dirigé par Andrès Nin, ancien secrétaire de Léon Trotsky. Le parti avait toutefois pris ses distances avec le grand leader révolutionnaire en continuant à soutenir l’action des syndicats, particulièrement celle de l’anarchiste Confédération Nationale des Travailleurs, qui regroupait 2 millions de membres. Sur cette adhésion, unique dans l’histoire, à l’anarcho-syndicalisme, lire, de l’auteur du Petit cours d’autodéfense intellectuelle, L’ordre moins le pouvoir, Normand Baillargeon, Lux éditeur, 232p., 14,95$. Normand Baillargeon, toujours chez Lux, vient d’ailleurs de se lancer dans un projet de taille avec Éducation et liberté. T.I: 1789-1918, recueil de textes pédagogiques d’inspiration libertaire. On pourra également découvrir quelques pistes dans l’anthologie en deux tomes Ni dieu ni maître, Daniel Guérin, La découverte, 413p. et 361p., 23,95$ et 21,95$.

3 Plume Latraverse, Le blues de la bêtise humaine.

4 The Spanish Civil. Revolution and Contrerevolution (The University of California Press).

Bibliographie :
GEORGE ORWELL. DE LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE À 1984, Louis Gill, Lux, coll. Histoire politique, 175 p., 13,95$

DANS LE VENTRE DE LA BALEINE ET AUTRES ESSAIS (1931-1943), George Orwell, Ivrea/Encyclopédie des Nuisances, 350p., 23,95$

TELS, TELS ÉTAIENT NOS PLAISIRS ET AUTRES ESSAIS (1944-1949), George Orwell, Ivrea/Encyclopédie des Nuisances, 314p., 23,95$

HOMMAGE À LA CATALOGNE, George Orwell, 294p., 14,95$

1984, George Orwell, Folio, 439p., 15,95$

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