Miles, Glenn & Jean

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Décidément, les mélomanes ont de quoi se réjouir: l'année a été faste en ouvrages passionnants sur des figures marquantes de la musique. Du lot, on a retenu ici des titres portant sur des artistes qu'on reconnaît à leur seul prénom ou leur seul nom, c'est selon…

Davis
Une voix brisée plus près du râle d’outre-tombe que de la parole, le chant d’un cuivre qui le plus souvent impose ses notes subrepticement, sans attaque puis les laisse s’estomper in a silent way, un visage d’encre qui évoque celui d’une panthère noire, tels sont les souvenirs que nous a laissés l’immortel Miles. Miles Davis, bien entendu, ce génial styliste de la trompette, ce virtuose de la non-virtuosité, l’un des rares jazzmen dont la gloire rivalise avec celle des stars du rock et du cinéma, si bien que son patronyme semble désormais superflu. Miles, Miles tout court, c’est donc le titre de cette fascinante bio-fiction que vient de faire paraître le romancier, homme de radio et jazzophile Alain Gerber.

Avec Gerber, on le sait, le jazz est un roman… ainsi qu’en témoignent ses livres consacrés à Louis Armstrong, Chet Baker, Clifford Brown, Paul Desmond, Bill Evans, Billie Holiday, Jack Teagarden et Lester Young. Peut-être davantage que ces autres monstres sacrés, Miles Dewey Davis III était un personnage, un personnage mythique qui a laissé une empreinte profonde sur la musique contemporaine et,
manifestement, sur l’imaginaire de l’écrivain. En effet, après avoir autrefois intitulé un de ses romans Une sorte de bleu (clin d’œil à l’indémodable Kind of Blue), Gerber signait il y a quatre ans un premier opus sur le Prince des ténèbres (Miles Davis et le blues du blanc chez Fayard), à mi-chemin entre l’essai et le récit.

Reprenant la technique narrative développée dans ses précédents ouvrages de la même eau, Gerber réinvente ici le quotidien de Miles de son Missouri natal jusqu’au théâtre californien de sa dernière sortie de scène; le romancier retrace l’évolution de l’œuvre en enfilant les confidences imaginaires du trompettiste et de ses partenaires — des batteurs Max Roach, Kenny Clarke, Philly Joe Jones, Tony Williams et Al Foster, en passant par d’autres artistes ayant croisé la route de Miles, dont Jimi Hendrix ou Juliette Gréco («la seule gonzesse à avoir eu son respect»). Superbement écrit, rigoureusement documenté, ce portrait d’après modèle aspire moins à la vérité qu’à l’authenticité; c’est peut-être pour cette raison qu’on le préférera à bien des livres sur le sujet, y compris ce Miles, l’autobiographie par moments fantaisiste et complaisant que le trompettiste cosigna avec le journaliste Quincy Troupe et dont on vient de lancer une édition revue et corrigée.

Gould
À l’instar de Miles, le pianiste canadien Glenn Gould a fait couler pas mal d’encre et suscité bien des remous au-delà de son milieu immédiat. Si l’on en croit un témoignage lapidaire du mæstro George Szell à son sujet, «ce cinglé était un génie». Fils unique et choyé d’une famille torontoise de classe moyenne, artiste hypocondriaque et capricieux, Glenn Hebert Gold (de son véritable nom) n’en aura pas moins, en l’espace d’une carrière internationale s’échelonnant sur tout juste vingt-quatre ans, changé irrémédiablement notre perception de l’art pianistique, de l’enregistrement de la musique et de l’œuvre de Jean Sébastien Bach.

En ce vingt-cinquième anniversaire de la disparition du pianiste, Georges Leroux, professeur associé au Département de philosophie de l’université du Québec à Montréal, a fait paraître Partita pour Glenn Gould: musique et forme de vie, un ouvrage qui n’est ni une biographie proprement dite ni un essai destiné spécifiquement aux musicologues et autres spécialistes de la musique classique. Aux dires de l’auteur, il s’agirait plutôt «d’une suite de méditations personnelles sur le sens de la vie, et plus précisément sur la manière dont Gould a vécu la sienne. C’est un cas particulier d’artiste
ascétique, entièrement dédié à son art, qui a mené une vie de solitaire, dans le vrai sens du terme» (Leroux, cité dans L’UQÀM au quotidien).

En somme, les détails de la brève existence de Glenn Gould fournissent à l’auteur la matière brute de sa réflexion salutaire sur le rôle de l’art dans une société en proie aux ténèbres — et c’est en cela que le livre s’affirme comme d’une essentielle actualité. Cela dit, les amateurs de biographies plus traditionnelles pourront toujours se rabattre sur les ouvrages récents de Kevin Bazzana avec Glenn Gould, le dernier puritain (Buchet/Chastel) ou d’André Hirt et Philippe Choulet avec L’Idiot musical: Glenn Gould contrepoint et existence (Kimé). Signalons cependant que, depuis sa publication, l’admirable livre de Georges Leroux a connu un accueil plus que chaleureux de la part de la critique, en remportant non seulement le prix de la revue Études françaises, mais également le Grand Prix du livre de Montréal 2007.

Derome
Enfin, ouvrage plus modeste, moins volumineux et pourtant digne d’intérêt, Jean Derome, l’homme musique de Dyane Raymond nous invite à la découverte de l’univers du flûtiste et saxophoniste montréalais que l’on tient à juste titre pour l’une des figures de proue du jazz et de la musique actuelle québécoise. Membre de la mythique formation Nébu, du GUM (Grand Urkestre de Montréal, alias Guérilla urbaine musicale), partenaire du guitariste René Lussier, auteur de nombreuses musiques de films, Derome est certes désormais plus connu comme leader des Dangereux Zhoms et du trio Derome, Guilbeault, Tanguay, et comme cofondateur de l’étiquette de disques Ambiances magnétiques.

Si l’on peut déplorer que l’auteure passe sous silence certaines de ses aventures pourtant essentielles pour comprendre le parcours de Derome, on reconnaîtra à son livre le mérite de placer le personnage exactement là où il se doit d’être, c’est-à-dire au cœur de la création musicale québécoise d’aujourd’hui. Et même s’il ne s’agit pas de l’ouvrage définitif sur le compositeur et interprète prolifique et éclectique qui n’a pas encore joué sa dernière note, Jean Derome, l’homme musique vaut aussi le détour pour les
magnifiques photographies de Richard-Max Tremblay, qui illustrent le texte de Raymond.

Bibliographie :
Miles, Alain Gerber, Fayard, 418 p., 44,95$
Miles Davis et le Blues du Blanc, Alain Gerber, Fayard, 140 p., 21,95$
Miles, l’autobiographie, Miles Davis et Quincy Troupe, Infolio, 448 p., 44,95$
Partita pour Glenn Gould, Georges Leroux, PUM, 336 p., 27,95$
Jean Derome, l’homme musique, Dyane Raymond, Varia, coll. Portraits d’artistes, 52 p., 24,95$

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