Mark Twain ou le privilège de la tombe

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Outre sa progéniture la plus fameuse, à savoir Tom Sawyer et Huckleberry Finn, Mark Twain est à l’origine d’une œuvre imposante et importante. Sa vie aussi fut un parcours passionnant dont le récit nous fait découvrir le feu et les idées singulières qui animaient ce grand créateur.

Interdite de publication dans son intégralité pour une période de cent ans, L’autobiographie de Mark Twain est arrivée en librairie depuis peu. Cette Histoire américaine, pavé considérable, est un drôle d’objet, livré sans ordre chronologique, comme une conversation ponctuée par les fragments d’un long monologue. C’est d’ailleurs en gros ce qui se rapproche le plus de la forme que désirait lui donner Twain, préservant ainsi un aspect naturel, plus fidèle à sa mémoire. Constituée d’extraits écrits par le principal intéressé ainsi que de dictées sténographiées durant ses dernières années, cette vie de Mark Twain fut un long chantier traversé de nombreux remaniements sur plusieurs décennies. Le résultat : une lecture passionnante, abondamment annotée, qui met en lumière ce parcours unique jalonné de réussites éclatantes et d’échecs sévères, de rencontres diverses faites dans tous les milieux, les gros bonnets comme les simples cochers.

Chaque aspect de cette vie bien ancrée dans son époque alimente le portrait de cet immense conteur qu’était Mark Twain. À titre d’exemple, la bataille pour obtenir les droits de publication des mémoires de la guerre de Sécession du général Grant, pourtant farcies de détails techniques concernant la rémunération du personnage, apparaît comme une véritable épopée où la verve de Twain s’anime avec la même vigueur que dans ses contes. L’honnêteté et la véracité qui caractérisent les commentaires de Twain tout au long du récit de sa propre vie expliquent le long interdit de publication desiré par ce dernier. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’écrivain tenait à ce que ses mémoires soient imprégnés d’un naturel des plus authentiques, et pour s’en approcher, il ne pouvait éviter d’écorcher quelques personnages au passage. Dans le souci de préserver l’entourage et la proche descendance de ces derniers contre la teneur de ses propos, l’interdit était à son avis la meilleure option. D’où cette conviction chez Twain que la véritable liberté de parole se trouve dans la tombe, comme il le mentionne lui-même dans un texte faisant partie du recueil de conférences et d’éditoriaux justement intitulé La liberté de parole, épargnant du coup celui qui prend cette même liberté.

À travers ses coups de gueule, ses touchantes considérations, ses rencontres et ses voyages de par l’Europe et les États-Unis, apparaît le portrait honnête et sans trop de complaisance d’un homme bien de son temps, tourné vers l’avenir, doublé d’un fin et caustique observateur de l’âme humaine. Un journaliste, un homme d’affaires, un conférencier et surtout un incomparable conteur d’histoires qui a toujours su mener son lecteur par le bout du nez.

Parole libre
Il y a quelque temps, la maison d’édition française Agone, radicalement située à gauche sur l’échiquier politique, surprenait en ajoutant à la collection « Manufacture de proses » un recueil d’articles de Mark Twain intitulé La prodigieuse procession & autres charges. Cette collection a pour objectif d’exposer l’étroite relation qu’entretiennent littérature et engagement politique. D’emblée, comme pour prendre ses distances, l’éditeur reconnaît qu’il n’y a pas chez Twain l’ombre d’un extrémiste politique pouvant faire en sorte qu’on l’assimile à la gauche radicale. Toutefois, l’ensemble des articles que l’éditeur tenait à rassembler met en lumière un aspect iconoclaste, à contre-courant, de la pensée de Mark Twain et qui malmène l’aveuglement patriotique et l’impérialisme américain d’alors. Il ne faut pas oublier que ces écrits ont été produits au XIXe siècle, bien avant la toute puissante hégémonie américaine qui dominera le siècle suivant!

Ainsi, au fil de ces textes, Twain dénonce à qui mieux mieux les sanglants excès des guerres impérialistes que livre l’armée de son pays, comme aux Philippines; la manipulation de l’information et de l’opinion publique qui en découle; la grande marche bottée des puissances industrielles, main dans la main avec les instances religieuses; et, dans cette foulée, la veulerie, l’hypocrisie et la cruauté raciale qui gangrènent bon nombre de ses compatriotes. Par exemple, cette série d’articles prenant la forme d’une correspondance d’un immigrant chinois à son ami, imaginée par Twain, illustre avec force humour noir, voire un humour grinçant, son opinion quant au traitement réservé à l’Autre sur cette soi-disant terre d’accueil que prétend être l’Amérique, the land of the free.

Cette allergie à l’aveuglement moutonnier, qu’il soit de nature patriotique, religieuse ou morale, Twain l’exprime aussi à merveille dans ce petit recueil mentionné plus haut, La liberté de parole. Développant sa pensée autour de ce thème en une dizaine de courts textes, l’écrivain y déploie, dans l’ensemble, une réflexion dont l’originalité et la nuance sont l’apanage des grands esprits pétris d’indépendance. Et, toujours, cette verve magistrale qui fait le régal du lecteur!

Mystérieux étranger
Parlant de régal, lorsqu’il est question de Mark Twain, on ne peut faire abstraction de ce qui constitue l’essentiel de son œuvre, les fictions qu’il a concoctées avec un brio inégalable et qui le font considérer par plusieurs comme un des pères fondateurs de la littérature américaine. Pour notre plus grand plaisir, l’éditeur Albin Michel publiait récemment une version illustrée du conte L’étranger mystérieux. Un texte puissant dont l’action se situe en Autriche à la fin du XVIe siècle. Trois jeunes adolescents font la rencontre d’un étranger mystérieux qui prétend être un ange, neveu d’un certain Satan. Les charmes et les pouvoirs de l’étranger envoûteront de manière irrépressible le juvénile trio, les entraînant dans une spirale à l’issue des plus détonantes. Plus qu’un conte à teneur morale, prenant le parti du bien face au mal, L’étranger mystérieux est l’occasion d’une intense réflexion sur la condition humaine ayant pour décor une époque charnière, l’Europe moderne, encore hantée par les superstitions et les croyances les plus absurdes. Les illustrations d’Atak, qu’on croirait tirées de l’art populaire de cette époque, accompagnent on ne peut mieux le récit. Ici encore, tout le génie de Samuel Langhorne Clemens, mieux connu sous le pseudonyme de Mark Twain, luit de tous ses feux pour notre plus grand éblouissement.

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