Les mots à la bouche

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Les éditeurs du Seuil ont eu une brillante idée dernièrement, en invitant Philippe Delerm à élaborer et à diriger une collection sur les mots. Plusieurs petits bijoux ont paru déjà dans «Le goût des mots», et l'initiative prometteuse est en voie de devenir incontournable. Du dictionnaire de difficultés au petit «fictionnaire» de mots inventés, en passant par le recueil de perles et le traité d'étymologie des noms d'animaux, autant d'ouvrages pour apprivoiser les mots, s'en régaler et s'en amuser. Quelques rééditions et plusieurs nouveautés sont au catalogue. Voici quelques-uns de ces trésors.

Savez-vous ce qu’est un glossotrophisme? Si vous connaissez vos racines grecques, vous saurez déjà que le mot signifie à peu près «parler avec volubilité». Aussi appelé selon les auteurs «formulette», «phrase cacophonique» ou «cailloux de Démosthène», un «virelangue» est, vous l’aurez deviné, une phrase destinée à servir d’exercice de prononciation. Ton thé t’a-t-il ôté ta toux? Le chanteur et écrivain Julos Beaucarne a colligé, avec l’aide de Pierre Jaskarzec, ces «défis de la prononciation», certains connus de sagesse populaire, d’autres tirés d’œuvres littéraires et plusieurs de son cru. Ils sont recueillis dans Les Chaussettes de l’archiduchesse. Très utile au comédien en devenir, le virelangue aurait aussi des vertus médicales; c’est un «remède idéal pour tous ceux qui ânonnent, blèsent, bégayent», etc. Mais aussi, et surtout, c’est une activité hautement amusante, à pratiquer en famille, ou entre amis. Réussirez-vous un de ces virelangues? On vous admirera. Mais, mieux encore peut-être, ratez-le: vous ferez rire la tablée (prétendez ensuite que c’était exprès, tiens). Seul bémol: on aurait préféré que l’ouvrage (par ailleurs assez court) con-tienne davantage les exercices les plus connus. (Il n’y a pas de chapitre sur les exercices de diction dramatiques.)

Au sujet des dictionnaires de difficultés, on peut sommairement départager deux écoles. Il y a d’abord ceux pour qui ce type de dictionnaire est fort utile, même indispensable, parce qu’on y trouve rapidement les réponses à ses questions. Pas de règles à apprendre si on ne veut pas, juste la réponse, qui est surtout une façon de ne pas faire de faute. Mais que faire si on ne trouve pas au dictionnaire le mot sur lequel on bûche? C’est l’argument des tenants de la seconde école: apprenez les règles de la grammaire, apprenez ses exceptions (et les exceptions aux exceptions, etc.), et c’est dans la poche, oubliez les difficultés! Toutefois, qu’on soit dans l’une ou l’autre équipe ou encore, comme moi, un éternel indécis, il reste qu’un dictionnaire de difficultés est aussi amusant qu’instructif. Doit-on parler du maître de céans qui est assis sur son séant, ou bien l’inverse (répondez sans regarder)? C’est le genre d’information qu’on trouvera dans Le Pluriel de bric-à-brac. À moins que vous ne dormiez avec Grévisse depuis des années, «chaque fois» que vous le consulterez, vous apprendrez quelque chose. (J’aurais pu dire «à chaque fois», qui n’est pas une faute, mais est moins élégant.) Ah! J’oubliais: «bric-à-brac» est invariable.

Selon une certaine sagesse, il n’y aurait pas de synonymes. Et en effet, pourquoi y aurait-il deux mots, avec chacun son histoire, ses glissements de sens et accidents étymologiques, pour dire la même chose? Ce qui est certain en tous cas, c’est que ce qu’on appelle synonyme est plus affaire de nuance que d’identité. Le petit ouvrage de Rémi Bertrand est le parfait exemple de cela. Ce n’est pas un dictionnaire des synonymes, mais un petit voyage au pays des nuances. Il propose quelques dizaines de paires ou de trios de mots dont il éclaire les différences et les ressemblances à l’aide d’exemples… ni équivoques, ni ambigus. Le cocu s’écrie: «Ma femme me trompe!» C’est pourtant «l’épouse qui a juré fidélité. […] La femme prend un amant; l’épouse, un avocat.» On le voit, c’est fait avec humour. Et d’autant plus avec les illustrations de Hervé Tullet qui illustrent parfaitement le propos. Un beau petit livre. Ou bouquin? Les deux, je parie.

Avec les deux derniers livres on aborde un domaine plus pointu, et moins pratique, mais certainement pas moins intéressant: l’histoire des mots. Ni dictionnaire ni essai, le Motamorphoses de Daniel Brandy se présente plutôt comme un réjouissant florilège d’ «histoires de mots» instructives, charmantes, éclairantes. Les mots sont classés par thèmes (les éponymes — mots qui viennent de noms propres —, les mots venus de langues étrangères ou ceux inventés par tel auteur et passés ensuite à la langue), et sont aussi répertoriés dans un index qui permet de s’y retrouver parmi les quelques centaines dont il est question. Vous apprendrez ainsi ce qu’ont en commun la truie et le cheval de Troie (ils sont tous les deux farcis), ainsi que la signification première du mot «travail» (torture ou souffrance, comme vous le saviez déjà, surtout si vous avez déjà enfanté — ne dit-on pas «le travail» pour parler de l’accouchement?)

Quant à Chihuahua, zébu et Cie… il se présente comme un «bestiaire étymologique». (Il s’agit en fait d’un extrait d’un livre paru en 2003 chez Robert Laffont, L’Étonnante Histoire des noms des mammi-fères.) C’est un travail proprement impressionnant. Pour résumer: les noms d’animaux sont partout! Et leur étude permet non seulement de comprendre la langue française et son histoire, en remontant parfois jusqu’à l’indo-européen, mais aussi ses liens avec les langues étrangères. En fait, l’ouvrage en entier est une sorte d’introduction savante, mais jamais ennuyeuse, à la linguistique. Avec les encadrés thématiques dont il est parsemé et ses «récréations» (petits questionnaires sur la langue pour tester vos connaissances), il est même carrément divertissant, alors même qu’on y apprend une foule de choses pour briller dans les salons (du livre). Si seulement apprendre était toujours aussi agréable!

Tous ces ouvrages contribueront à vous faire perdre votre timi-dité devant les mots. Ils ne sont pas réservés à une élite, ni confinés aux encyclopédies ou aux Grandes Œuvres aussi inaccessibles que les majuscules de leurs titres. Ainsi vous pourrez dire, comme Philippe Delerm: «Je l’ai sur le bout de la langue — le goût du mot qui ne me manque déjà plus.»

Bibliographie :
Les Chaussettes de l’archiduchesse. Et autres défis de la prononciation, Julos Beaucarne, Points, coll. Le goût des mots, 160 p., 10,95$
Le Pluriel de bric-à-brac. Et autres difficultés de la langue française, Irène Nouailhac, Points, coll. Le goût des mots, 310 p., 13,95$
Un bouquin n’est pas un livre. Les Nuances des synonymes, Rémi Bertrand, Points, coll. Le goût des mots, 192 p., 11,95$
Motamorphoses. À chaque mot son histoire, Daniel Brandy, Points, coll. Le goût des mots, 320 p., 13,95$
Chihuahua, zébu et Cie. L’étonnante histoire des noms d’animaux, Henriette Walber et Pierre Avenas, Points, coll. Le goût des mots, 322 p., 13,95$

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