Le jour viendra

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Source inépuisable d'inspiration pour les uns, d'intenses frayeurs pour les autres, quoi qu'on en dise, la mort ne laisse jamais indifférent. Depuis des siècles, penseurs, poètes et artistes nous aident à y voir plus clair. Mais qu'en est-il, aujourd'hui, de notre rapport à l'inévitable?

«L’humanité commence avec la mort»
Le mot est de Céline Lafontaine, dans son essai La société postmortelle. La mort semble au moins aussi fréquente qu’elle l’a toujours été, pourtant la voilà occultée, désocialisée, trahie. Une illusion de taille nous fait croire les rôles inversés: nous traquons maintenant la Faucheuse. Dans une lutte acharnée, les autorités scientifiques espèrent acquérir une parfaite maîtrise de tous les paramètres de la mort pour permettre, en quelque sorte, de «vivre sans vieillir». Professeure de sociologie à l’Université de Montréal, Céline Lafontaine livre une analyse minutieuse de ce courant de pensée. La société postmortelle est un ouvrage dérangeant, important.

La mort ainsi reniée, n’est-ce pas la vie qui s’étiole? Les personnalités interviewées par Mario Proulx dans Vivre jusqu’au bout semblent de cet avis. Car si l’on ne réfléchit jamais à la fragilité de la vie, comment voir à quel point elle est précieuse? En agissant comme si le temps nous était pour toujours alloué, il est facile de perdre de vue ce qui compte vraiment dans l’existence. Cela, les sages du passé l’avaient compris. Pensons à Sénèque, qui faisait une claire distinction entre le fait d’avoir eu une vie longue, et le fait d’avoir vraiment vécu. Sans doute sa réflexion sur la mort tonifiait-elle sa quête d’authenticité.

La tradition bouddhiste, notamment, fait de «l’impermanence» un de ses sujets fondamentaux de méditation. Le Bouddha disait: «De toutes les empreintes de pas, celles de l’éléphant sont les plus imposantes; de même, de toutes les réflexions, la plus importante est celle qui porte sur le changement.» Au fil des siècles, les maîtres tibétains surent développer un étonnant système de connaissances sur les processus de la mort. En 1993, Sogyal Rinpoché en révélait une partie dans son très fameux Livre tibétain de la vie et de la mort, chefd’oeuvre du genre réédité en format poche dix ans plus tard. C’est une source d’inspiration pour tous, un guide utilisé notamment par des intervenants en soins palliatifs. Or, beaucoup oublient que l’auteur s’inspirait du Livre des morts tibétain (le Bardo Thödröl), composé par Padmasambhava (VIIIe siècle). Ce livre fait maintenant partie du patrimoine littéraire de l’humanité, et l’on doit ici saluer le travail magistral de Philippe Cornu, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris, et traducteur de tibétain. Il s’agit d’un pavé de près de 800 pages qui renferme pour la première fois tous les extraits du Bardo Thödröl, un ouvrage assez technique qui a de quoi désemparer ceux qui sont moins familiers avec le vaste symbolisme tibétain; pourtant, l’introduction du traducteur devrait à elle seule en faire un incontour nable de toute bibliothèque consacrée à la spiritualité.

Ombre et lumière
La mort, le changement: il existe des façons très saines d’y réfléchir, qui apaisent le coeur et nourrissent la joie de vivre. Il n’y a là rien de morbide, comme le rappelle Matthieu Ricard dans Vivre jusqu’au bout: «Pour qui oublie la mort, le temps apparaît comme une chose insipide qui s’écoule comme du sable entre les doigts. […] C’est précisément quand nous sommes parfaitement conscients, d’une part, que la mort est inévitable et, d’autre part, que les circonstances qui l’amènent sont impré visibles […], que le temps prend une tout autre valeur.»

Sans doute faut-il une dose de courage pour être vraiment heureux. Regardons les choses en face: lorsque le temps sera venu, nous aurons beau nous réfugier dans le giron du plus valeureux des héros, la mort nous rattrapera. Au fil de la contemplation, la conclusion s’éclaircit: à nous de donner un sens à notre vie, de cultiver notre humanité, bref, de tirer profit du temps qui nous est accordé. La sagesse consiste donc d’abord à percevoir que l’impermanence est comme un sceau de cire chaude appliqué sur le visage de la vie elle-même: tous les phénomènes sont transitoires, et l’oublier est toujours une cause de souffrances. Mais rien ne sert de nier sa tristesse face au départ d’un proche. Le deuil est un processus naturel; il mérite qu’on le prenne en considération et requiert que l’on s’ouvre à soi-même. Si le fait de savoir intimement que tout change constamment peut nous aider à faire face aux aléas de l’existence, certains deuils sont plus douloureux que d’autres. Ceux-là sont insoutenables; ils font l’effet d’un couteau qui s’insère lentement entre les omoplates, d’un fol égarement, d’un isolement total. Parfois, le départ de l’autre est perçu comme une grande injustice; c’est une tache d’encre crachée sur la cornée et qui teinte tout l’univers.

Sans doute y a-t-il autant de façons de vivre un deuil que de façons d’aimer. Dans tous les cas, la célèbre psychiatre et thanatologue américaine Elizabeth Kübler-Ross a observé cinq étapes, apport inestimable au domaine des soins palliatifs. Ce sont le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. L’auteure rappelait cependant qu’il n’y pas de moment ou de manière idéale de vivre son chagrin; l’être qui souffre n’a donc pas à accepter que sa douleur soit bêtement cataloguée. Mais mieux comprendre le processus du deuil permet de mieux le vivre, de vivre mieux. Pour s’aider, on peut consulter l’ouvrage posthume de la grande dame, ici accompagnée de David Kessler: Sur le chagrin et le deuil: Trouver un sens à sa peine à travers les cinq étapes du deuil.

«L’humanité commence avec la mort»: Céline Lafontaine parlait peut-être de l’histoire de l’humanité. Nous parlons ici de l’humanité en soi, en chacun. Car ne jamais réfléchir à la mort est encore le meilleur moyen d’oublier que nous sommes en vie. Et que ceux qui nous entourent le sont.

Bibliographie :
Vivre jusqu’au bout, Mario Proulx et al., Bayard Canada, 252 p. | 29,95$
Sur le chagrin et le deuil, Elizabeth Kübler-Ross et David Kessler, JC Lattès, 314 p. | 34,95$
Le livre des morts tibétain, Padmasambhava, Buchet-Chastel, 780 p. | 69,95$
La société postmortelle, Céline Lafontaine, Seuil, 242 p. | 29,95$

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