Intinéraires tabulaires*

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Les possibilités narratives de la bande dessinée ne cesseront jamais d'être exploitées : les œuvres d'auteurs tels Joe Sacco et Jochen Gerner contribuent à l'émancipation du média.

Originaire de Portland, le journaliste-dessinateur Joe Sacco est l’instigateur d’un genre nouveau : la BD-reportage, hybride bédéesque du journalisme et de l’autobiographie. Sacco fait plus qu’une simple enquête ; il est allé en personne sur le terrain des zones de confrontation ethnique en Europe de l’Est et au Proche-Orient, y a décortiqué les enjeux des conflits en colligeant les témoignages des belligérants, victimes et citoyens, et a mis en lumière la réalité quotidienne des individus. L’auteur transforme complètement l’approche médiatique des phénomènes sociopolitiques de l’heure, troquant la lorgnette presbyte de la télévision et de ses commentateurs présents sur la scène – qui se contentent d’aligner quotidiennement des pris-sur-le-vif vides de contenu – pour la simplicité du dialogue. Mêmes banales, les conversations, pleines des attentes, des tragédies et des espoirs d’un peuple, décrivent cent fois mieux ce qu’a pu barbouiller six mois de bulletins de nouvelles insipides. Et le discours visuel n’est pas en reste : les images sont traitées en plan subjectif et, malgré la présence constante du dessinateur-narrateur-interviewer, le processus d’identification du lecteur est particulièrement efficace. Le trait ethnologique de Sacco – l’expression des personnages, appuyée et convaincante – et son dynamisme narratif nous donnent l’impression d’être des témoins privilégiés. En résumé, une approche essentielle, émotive et humaine.

Le Nancéen Jochen Gerner affectionne les petites cases ! Son travail caractérisé par un style aussi minimaliste que fourmillant de détails, il scrute minutieusement le film de son quotidien et de ses aventures cosmopolites. La spécificité de la narration tient au mutisme des images. En effet, hormis quelques onomatopées ponctuelles, les phylactères sont absents : présenté sous forme de commentaire, le texte est placé sous l’image. Une impression de soirée de diapositives ! Toutefois, Gerner sert un propos critique, lucide et enivrant ; le caractère énumératif et neutre, loin d’assommer, happe le lecteur et sait distiller l’humour. Son Courts-circuits géographiques (1997) comporte 1560 vignettes légendées au gré des voyages de l’auteur : Istanbul, Prague, New York. En plus du dépaysement culturel, l’album offre une belle réflexion sur le déplacement humain. Son nouvel ouvrage, (Un Temps), à l’origine édité par les Éditions du Centre Pompidou, suit la même construction et a pour thème la disparité des représentations du temps. Gerner dispose d’un canevas de choix : coincé 3 heures à Orly dans l’attente de son vol, il doit tuer le temps. Déambulant dans le gigantisme des lieux, il utilise l’aéroport comme métaphore pour en faire un Dow Jones de la gestion temporelle, où fluctuent heures de vol, décalages horaires, empressements et retards, avec le roulement perpétuel d’humains et de valises comme une immense machine à saucisses ! En inséré, le bédéiste multiplie les parallèles : souvenirs, anecdotes, constats, micro et macro-événements, sans prétention, mais souvent troublants de justesse.

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Palestine, une nation occupée, Joe Sacco, Vertige Graphic
Palestine, dans la bande de Gaza, Joe Sacco, Vertige Graphic
Courts-circuits géographiques, Jochen Gerner, l’Association
(Un Temps), Jochen Gerner, l’Association

*En plus de l’organisation temporelle, la bande dessinée inclut une organisation spatiale et ce, dans la page (planche) proprement dite : l’espace tabulaire.

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