Les 30 ans de L’instant même

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Il faut du cran, du courage, de l’endurance pour survivre en tant qu’éditeur d’une maison québécoise sise à Québec et qui plus est, qui s’était donné comme mission de départ de publier de la nouvelle, un genre pas si prisé par le lectorat québécois. Les éditions L’instant même, qui célèbrent cette année leur trentième anniversaire, se sont lancées dans une sorte d’acte d’inconséquence délibérée pourrait-on dire, entièrement racheté par celui d’une conviction authentique. Eh! bien!, voila peut-être ce qu’il faut avant toute chose pour durer, un brin de folie, d’intimes mobiles et une solide tête de cochon. Nous nous sommes entretenus avec le grand manitou, Monsieur Gilles Pellerin, fondateur et directeur littéraire d’une maison d’édition qui n’a pas dit son dernier mot. Car si, ne serait-ce que par son nom, L’instant même s’incarne admirablement dans le présent, il y a fort à parier qu’il saura aussi s’inscrire dans l’avenir.

L’auteur et éditeur Gilles Pellerin
Crédit photo : Pierre Gignac


Pourriez-vous me parler de la petite histoire de la création de L’instant même, de sa raison d’être et de son évolution jusqu’à aujourd’hui?

À l’origine, le quatuor formé de Jean-Paul Beaumier, Denis LeBrun, Marie Taillon et moi voulions donner à la nouvelle, genre que nous affectionnions, un lieu éditorial où elle pourrait se développer tout en s’émancipant du roman, qui faisait office d’étalon, d’aune. Après 32 parutions, il est devenu évident que nous devions élargir le mandat, à défaut de quoi nous étions condamnés à faire long feu. C’est ainsi que nous nous sommes ouverts au roman. Le déploiement s’est poursuivi graduellement avec de « beaux livres », des essais, deux collections de poche (œuvres de fiction et « Connaître » qui propose des ouvrages pour l’enseignement), et des collections dévolues au théâtre (L’instant scène, grâce à la collaboration de Gérard Cossette puis de Chantal Poirier), de cinéma (L’instant ciné, dont Jean-Marie Lanlo vient de prendre la direction), de photo (L’instant décisif, sous la houlette de Bertrand Carrière) et de twittérature, tout cela sous le double support (papier et numérique). Un nouveau volet, piloté par Geneviève Pigeon, verra le jour sous peu – vous me permettrez de ne pas en parler tout de suite.

 

Pourquoi avoir choisi l’édition?
Chacun avait ses raisons, qui ont fini par n’en faire qu’une seule. Et chacun avait travaillé dans la sphère des revues (j’avais aussi été libraire, comme Denis). Or, si la nouvelle existe à la pièce, elle manquait d’espace dans l’édition de livres. On est ici dans le domaine du tout et de la partie : si la partie existait peu avant XYZ et Stop, le tout confinait à l’inexistence (« Apportez-nous un roman et nous verrons ce que nous pouvons faire de vos nouvelles », se faisait-on répondre à l’époque).

J’ai découvert par la suite, après avoir pratiqué la critique littéraire, que le travail éditorial permettait d’intervenir dans un texte alors qu’il en est encore temps.

 

Qu’est-ce qui vous a guidé et qui vous aiguille encore dans le choix des manuscrits que vous décidez de publier?
Je m’en remets sur ce point aux propos de certains de nos auteurs, lors d’une table ronde, au Salon du livre de Québec. Tout éditeur littéraire offrira la même réponse : que le manuscrit corresponde à l’idée qu’il se fait de la littérature, de la bonne littérature (de cela il faut ne pas avoir peur de parler), mais je préfère ce qui fait que des écrivains nous choisissent en nous envoyant leurs manuscrits. Ils ont parlé de tenue, certes, mais aussi d’audace et de remise en question de la forme elle-même – c’est un sacré compliment, mais commercialement très difficile à assumer!

 

Quels sont les plus grands défis auxquels doit faire face une maison d’édition comme la vôtre?
Même réponse que précédemment : aller dans les franges du genre (cela vaut pour le roman autant que pour la nouvelle), épauler une recherche stylistique inédite, accepter le fil du rasoir sur lequel un récit se tient, c’est grisant, mais il faut savoir revenir de temps en temps avec des propositions plus calmes, sinon on mettra la clé sous le paillasson.

 

Qu’est-ce qui vous rend le plus fier de ces 30 dernières années?
Les trente ans en soi. Cela tient dans notre slogan « historique » : Lire pour faire durer l’instant.

 

Avez-vous des regrets?
Quand on s’apprête à célébrer son trentième anniversaire, on peut être tenté de plastronner : si l’on se reporte à 1986, il n’y avait pas beaucoup de maisons québécoises à pouvoir se réclamer de semblable longévité. Mais on peut aussi ne pas perdre le sens de la perspective. La nouvelle ne s’est pas imposée comme un genre majeur. On ne sait toujours pas comment en parler (je m’en suis ouvert dans Nous aurions un petit genre (1997). De cela j’avoue être déçu. Bien sûr, il y a aussi des regrets ponctuels devant ce qu’on a laissé passer.

 

Que souhaitez-vous à L’instant même pour les prochaines années?
À la fois le renouvellement et la constance, la fidélité, comme on se souhaite à soi-même sagesse et vigueur.

 

Pouvez-vous nous confier un ou deux moments qui font partie de vos plus beaux souvenirs?
Un éditeur n’est pas témoin de ce qu’il a fait de mieux, et ce que j’en dis tient plutôt de mon expérience de lecteur : il arrive un moment, quand on lit, qu’on ne sait plus qu’on lit. On est happé par un vers, une intrigue, un personnage, et tout le reste s’abolit. Alors, on ne sent plus le poids du bouquin, on n’est pas dans un univers typographique ni grammatical, tout va de soi, tout ramène à soi. L’éditeur, c’est celui à qui l’on confie le mandat d’amener un manuscrit le plus près possible de son état optimal, donnée totalement théorique, idéale, j’en conviens, mais dont on ne se rend pas compte : je ne sais jamais autant que je lis qu’en présence de bouquins où on a laissé une faute, où la mise en page agace, où il y a une scène de trop, où le prénom d’un personnage est anachronique, etc. Bref, tout ce à quoi nous veillons en aval du manuscrit et en amont du livre. (Je ne peux pas vous parler d’une joie de bibliophile, ému par le grain du papier, car L’instant même ne pratique pas ce genre d’édition.)

Au plan anecdotique : lors d’une grande célébration de la Francophonie, à Paris (théâtre du Rond-Point, chez Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault) dans le cadre de la Fureur de lire, on avait donné lecture de six écrivains, parmi lesquels il s’en trouvait trois de L’Instant même : Vincent Engel, Jean-Pierre Cannet et, en guise de clôture de spectacle, Louis Jolicœur). Être reçu dans le bureau de Proust par Antoine Gallimard, c’était pas mal du tout ! Dans les deux cas, L’instant montrait sa portée. On est parfois davantage reconnu à l’extérieur que chez soi.

 

Quels conseils donneriez-vous à un jeune épris des lettres qui souhaiterait investir le monde de l’édition?
De faire comme nous avons fait, à savoir ne pas écouter les conseils des bons apôtres (comme ceux qui nous disaient que la nouvelle était un genre suicidaire – et le théâtre, donc !).

 

Que pensez-vous de l’univers de l’édition québécoise en 2016? A-t-il beaucoup changé depuis 30 ans?
J’avoue mon incapacité à répondre à la question, car j’ai le nez collé sur la vitre. Pour avoir participé aux travaux de comités en tout genre, je peux tout de même dire qu’il y a eu constante professionnalisation de notre pratique.

 

À quoi sert la voix des écrivains?
En soi, elle ne sert à rien : on peut vivre sans écrire, on peut même vivre sans lire, ce que prouvent hélas la majorité de nos concitoyens. Ne pas lire, quand on a déjà lu, ne pas entrer dans un livre comme dans une maison, dans sa maison, c’est consentir à la surdité et la cécité, c’est affirmer la préséance du vide sur l’expérience sensible – oui, on vit par les autres, pas seulement par soi-même. J’ai récemment été éprouvé par le deuil, et j’ai trouvé dans les livres de quoi affronter l’absence.

Tout cela ne vaudrait pas grand-chose s’il n’y avait aussi dans le mot « voix » que vous utilisez la réponse à votre question : une voix d’écrivain est comme celles d’une Marie-Nicole Lemieux, d’une Karina Gauvin, d’un Bernard Labadie, d’un Marc-André Hamelin. Il me suffit qu’elles existent. Elles me font exister un peu mieux. La littérature est un acte d’art.

 

L’instant même fera la fête en compagnie des auteurs, collaborateurs, lecteurs et amis lors d’une soirée en musique, en littérature et en convivialité, à la Maison de la Littérature de Québec, le vendredi 28 octobre de 17 h 30 à 20 h. 

 

30 livres pour les 30 ans de L’instant même

Site de L’instant même

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