Tous les ans, le 30 septembre, c’est la Journée mondiale de la traduction. Cette journée est célébrée à cette date parce qu’elle coïncide avec la fête de saint Jérôme, un traducteur de la Bible en langue latine considéré comme le saint patron des traducteurs.

Dans le cadre de cette journée, la revue Les libraires a voulu mettre de l’avant le travail des traducteurs, qui œuvrent souvent dans l’ombre, alors que leur virtuosité est essentielle afin de rendre accessible les œuvres étrangères et de permettre aux œuvres québécoises de voyager. Pour l’occasion, Madeleine Stratford, Christophe Bernard et Dominique Fortier nous parlent de leur métier de traducteur.

  

Madeleine Stratford
Poète, traductrice et professeure à l’Université du Québec en Outaouais, Madeleine Stratford a notamment traduit en français le recueil de poésie Ce qu’il faut dire a des fissures, pour lequel elle a reçu en 2013 le Prix de la traduction littéraire John-Glassco. Sa traduction française du roman de Marianne Apostolides, Elle nage (La Peuplade), a été finaliste au prix du Gouverneur général en 2016. Elle a également traduit Voluptés (La Peuplade) de la même auteure et cotraduit en anglais le roman Les corps extraterrestres (Listening for Jupiter) de Pierre-Luc Landry. 

Quel est votre plus grand défi lorsque vous traduisez un ouvrage? Comme vous traduisez plusieurs langues et plusieurs genres, est-ce que les défis sont différents d’une langue à l’autre? Ou d’un genre à l’autre?
Mon plus grand défi consiste à apprivoiser l’idiolecte de mon auteure, sa façon unique de ressentir, de percevoir, de raconter, d’être à l’écrit. Cela implique aussi – surtout – d’apprendre le langage d’une œuvre, car une même auteure pratique souvent plusieurs registres qui ne sont pas tous exploités dans chacun de ses livres. Mon défi consiste donc à me laisser imprégner par une voix telle qu’elle se donne à voir et à entendre dans une œuvre, puis à trouver comment la faire exister pour qu’on la reconnaisse encore, dans une langue qui n’a pas a priori été conçue pour elle. À cet égard, mon processus d’approximation à l’œuvre est sensiblement toujours le même, peu importe la combinaison de langues ou les genres visés, parce qu’il s’agit toujours de rencontrer l’autre – qui s’inscrit dans un certain écart à la norme linguistique ou littéraire – et d’arriver à la comprendre, au sens de « prendre en soi ».

Qu’est-ce qui vous anime dans la traduction? Qu’aimez-vous particulièrement dans ce métier?
Mon métier de traductrice littéraire me nourrit, car il n’a rien de monotone. J’aime la variété de voix que je suis appelée à faire revivre dans ma langue. Je suppose qu’une comédienne éprouve un bonheur similaire à incarner une vaste gamme de personnages différents. J’ai la chance de pouvoir choisir des œuvres qui me parlent intimement et dans lesquelles j’arrive à me reconnaître, dans une certaine mesure. En même temps, je remarque que j’ai tendance à accepter des contrats qui m’obligent à sortir de ma zone de confort et à user de toute ma créativité pour résoudre les défis stylistiques ou formels que l’œuvre pose. J’ai toujours aimé écrire dans la contrainte, et c’est précisément ce que la traduction me permet de faire.

 

Christophe Bernard
Traducteur et auteur, Christophe Bernard publie cet automne son premier roman, La bête creuse (Le Quartanier). Il a entre autres traduit de l’anglais Nos grands-pères les fantômes de Pasha Malla (Le Quartanier), L’olive et l’aurore d’Ian Orti (Les Allusifs), La famille se crée en copulant de Jacob Wren (Le Quartanier) et Les hautes montagnes du Portugal de Yann Martel (XYZ). Cette dernière traduction lui a valu d’être finaliste au prix du Gouverneur général en 2016.

Qu’est-ce qui est, selon vous, le plus important en traduction? Quelles sont les qualités d’un bon traducteur?
Quand tu termines une traduction que tu juges réussie, tu as le sentiment trompeur que ça y est, tu es maintenant en possession de tes moyens. Il faut, je crois, se méfier d’un tel sentiment et ne surtout pas s’asseoir sur ses lauriers. La traduction littéraire est à la fois une affaire de fidélité et de subjectivité, une tension fragile qu’on doit avec chaque projet réapprendre à maîtriser. C’est peut-être ça, le plus important : ne jamais rien prendre pour acquis, toujours chercher à renouveler ses outils, son approche. Si tu réactives toujours les mêmes réflexes face à des textes différents, tu t’assèches et tes traductions risquent de toutes sonner pareil. Tous les textes littéraires, poésie ou fiction, viennent avec leurs difficultés et leurs enjeux propres. C’est impensable d’aborder Jacob Wren et Yann Martel de la même façon. On entre forcément dans une œuvre comme un spéléologue dans une caverne. On se retrouve toujours à explorer de l’intérieur, pour trouver peu à peu ses repères. On doit chaque fois tout cartographier.

Votre premier roman, La bête creuse, paraît cet automne. Est-ce que c’est le fait de plonger dans les univers des autres pour les traduire qui vous a donné envie de vous lancer dans un projet personnel, d’écrire vos propres mots?
Je ne peux pas vraiment dire ça, puisque j’ai entrepris l’écriture de La bête creuse avant de commencer à traduire, ou à peu près en même temps, vers la fin de ma maîtrise en 2007. Si j’ai eu envie d’écrire et de traduire, c’est avant tout par amour de la lecture. J’ai la maladie des livres, contractée à l’enfance. Au primaire, je me réveillais avant le reste de la famille pour lire Ça ou Le seigneur des anneaux avant de devoir partir à l’école. Ce que j’aime de la traduction littéraire, c’est qu’elle t’amène au bout de ton aventure de lecteur. Quand tu traduis, tu ralentis ta lecture pour accéder au texte jusque dans ce qu’il a de plus moléculaire. C’est assez jouissif, ce genre de lecture pleine, intime. Tu t’appropries l’œuvre de l’autre. Quant à l’écriture de La bête creuse, elle a trouvé sa première impulsion dans l’excitation quasi débordante que me donnent depuis toujours certains livres. J’évite, parce que je suis insomniaque, de lire dans mon lit des stylistes fous comme Flaubert, Nabokov, David Foster Wallace, Martin Amis. Ils excitent littéralement mon système nerveux, et c’est cette énergie-là que j’ai souhaité exploiter dans l’écriture. Je ne voulais pas qu’elle se perde. J’ai cherché à la canaliser dans un livre que j’avais envie de lire mais qui n’existait pas encore.

 

Dominique Fortier
Romancière et traductrice, Dominique Fortier a fait paraître chez Alto Du bon usage des étoiles, Les larmes de saint Laurent, La porte du ciel, Au péril de la mer et Révolutions, en collaboration avec Nicolas Dickner. Parmi ses traductions, on retrouve La vie rêvée des grille-pain d’Heather O’Neill, La famille Winter de Clifford Jackman, Dans l’œil du soleil de Deni Ellis Béchard (Alto) et Fenêtres sur la nuit de Dan Vyleta.

En plus de votre travail de romancière, pourquoi avez-vous choisi la traduction comme métier? Qu’est-ce qui vous anime dans la traduction?
Je pourrais dire que j’ai choisi le métier de traductrice avant celui de romancière (ce qui, d’un point de vue chronologique, est exact : j’ai commencé à traduire les livres des autres avant d’écrire les miens), mais ce ne serait pas tout à fait vrai, dans la mesure où j’ai l’impression de n’avoir véritablement choisi ni l’un ni l’autre. La traduction s’est imposée comme une évidence dès le premier jour où je m’y suis essayée. Pendant des années, si vous m’aviez donné le choix, j’aurais préféré passer une journée à traduire plutôt qu’à lire un roman.

Les livres sont comme des maisons; traduire, c’est entrer dans la maison que quelqu’un d’autre a bâtie. Elle est déjà aménagée, meublée, on peut y vivre. Le plaisir de la découvrir en vue de chercher ensuite à recréer une maison semblable est immense. La traduction, à mes yeux, présente toutes les joies de l’écriture sans aucune des angoisses qui viennent avec le fait de construire un roman ou un récit à partir de rien. C’est une sorte d’écriture « pure »; l’on n’a pas à se soucier d’élaborer une intrigue, de faire vivre des personnages, de maintenir une tension dramatique. Quand on traduit, on n’a qu’à se préoccuper de trouver le mot juste.

Quel est votre rapport à l’écriture, aux mots, selon que vous êtes romancière ou traductrice? Votre travail de traductrice influence-t-il ou nourrit-il votre écriture? Et inversement, votre écriture nourrit-elle vos traductions?
D’une certaine façon, j’ai l’impression que la traduction m’a menée à l’écriture. Je ne crois pas que j’aurais jamais eu le courage de m’atteler à la rédaction d’un roman si je n’avais pas d’abord eu la chance d’habiter ceux des autres de manière très intime, en les traduisant. Les livres que je traduis influencent sans doute ce que j’écris comme nous influence tout ce qu’on lit, sans qu’on en soit forcément conscient. À tout le moins, ils contribuent certainement à construire ce paysage intérieur que chacun de nous possède, et qui est formé des pays et des mondes visités dans les livres.

Mais la traduction est surtout un formidable exercice pour une romancière, puisque c’est un travail de ventriloque. Il faut chaque fois chercher à trouver la voix de l’auteur qu’on traduit, ce que Proust appelait sa « petite musique », comme il faut s’efforcer, quand on écrit, de trouver la couleur singulière de celle ses personnages. Dans les deux cas, on cherche à faire oublier notre voix propre (pour peu qu’on en ait une), comme un comédien qui incarne un personnage – et ce n’est pas un hasard si l’acteur et le traducteur partagent le nom d’interprètes.

 

En complément, (re)découvrez un dossier sur la traduction, paru entre nos pages. 

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