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Les autres horizons

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les livres. Petite, je jouais à la bibliothèque en produisant des cartes de prêts pour chacun de mes ouvrages; plus tard j’écrivais à mes auteurs favoris — tous logés à la courte échelle à l’époque — pour leur demander de m’accorder des entrevues que je reproduisais dans un semblant de magazine que j’avais créé. En sixième année, je trimballais d’immenses livres de Stephen King pour lire dans les périodes libres. Au secondaire, ma mère avait racheté une petite librairie en Estrie. J’avais commencé à travailler avec elle, à classer en ordre alphabétique l’entièreté du stock qui, étrangement, ne suivait pas encore cette norme pourtant hautement répandue. Ce fut ensuite le début de mes études en lettres, de mon enthousiasme devant des auteurs comme Émile Zola, Nancy Huston, Jacques Poulin (d’ailleurs, c’est en partie grâce à son œuvre [voir ici] que la ville de Québec m’a appelée avec autant de poésie). J’ai ensuite été happée, grâce à des découvertes faites lors de déambulations en librairie, par les œuvres de Marie-Sissi Labrèche, Anaïs Nin, Louis Gauthier. Puis, mon travail à la revue aura mis sur ma route Simon Boulerice, Karl Ove Knausgaard, M.C. Beaton, Vanyda, Philippe Chagnon, Aki Shimazaki, Manon Louisa Auger, Geneviève Drolet, Rachel Cusk et, sans exagération aucune, plusieurs centaines d’autres auteurs talentueux.

C’est évident : l’amour des livres, de tout ce qu’ils contiennent comme visions du monde, ne se tarira jamais chez moi.

Cela dit, je vous annonce qu’après quinze ans chez Les libraires, ce numéro est le dernier que j’ai eu l’honneur de mener à terme. Un numéro dont le titre du dossier, qui, sans que rien ne fut en ce sens planifié et qui s’affiche aujourd’hui comme un présage, s’intitule « Prendre le large ». Je pars ainsi vers d’autres horizons (qui demeurent culturels), poussée par un vif désir de nouveauté et de changement, portée par tout ce que ces nombreuses années chez Les libraires m’auront permis de découvrir, d’accomplir, de rêver. Je suis persuadée que ce changement donnera de nouvelles couleurs à la revue, exactement ce qu’il faut à un magazine pour se renouveler, perdurer.

La revue Les libraires, qui se porte à merveille et qui continuera à le faire, est un riche lieu de découvertes pour ceux qui la lisent, mais également pour ceux qui y œuvrent. J’aurai eu quatre-vingt-dix numéros étalés sur quinze ans pour en profiter, aux premières loges et aux côtés d’une équipe formidable. Mais, pour ma part, c’est maintenant du côté des lecteurs que je découvrirai les éditions à venir, lesquelles seront dorénavant pilotées par Alexandra Mignault à la direction de la production et par Isabelle Beaulieu à celle de la rédaction.

Merci à chacun d’entre vous, chers lecteurs, pour votre fidélité, pour votre amour des mots, pour votre soutien aux librairies indépendantes. Ces commerces de proximité sont d’une grande importance dans l’écosystème du livre. Continuez de vouloir être étonné et de vous promener entre les rayons, osez étirer la main vers un ouvrage non consensuel, faites confiance à la suggestion d’un libraire qui vous a écouté avec attention, osez, toujours, être curieux, tisser des liens entre les œuvres et les pensées, vous faire votre propre opinion. Si les livres sont importants à une société, ce n’est pas uniquement parce que leurs histoires transmettent des valeurs, divertissent ou font briller notre langue; c’est aussi parce qu’ils provoquent des changements de pensée, offrent un lieu où réfléchir et remettre en question la société.

Merci de m’avoir lue pendant tant d’années et, pour une ultime fois, je vous souhaite d’excellentes lectures!

Photo : © Hélène Bouffard

Libraire en vedette : Julie Cyr

Spécialisée en littérature québécoise, la libraire Julie Cyr a une affection particulière pour Dominique Fortier qui, selon elle, « sait manier les mots de façon élégante et poétique tout en étant douée pour nous émouvoir ». Les villes de papier et Les ombres blanches (Alto) sont d’ailleurs parmi ses livres fétiches. Comme elle est de nature curieuse, ses goûts sont variés : elle aime aussi la poésie, la bande dessinée et les essais. Elle alimente également sa curiosité en collaborant au comité de sélection de la catégorie « Roman, nouvelles et récits » du Prix des libraires du Québec, ce qui lui permet d’échanger avec grand bonheur avec d’autres libraires.

La lecture a toujours occupé une place importante dans sa vie. Même si ses parents n’étaient pas de grands lecteurs, elle a eu la chance de grandir entourée de livres grâce à sa grand-mère qui était une passionnée de lecture et d’écriture et toutes les deux partageaient cet amour des mots. Elles passaient notamment des moments hors du temps, à lire l’une à côté de l’autre, en silence. Pour Julie, les livres, qui sont de beaux objets précieux, représentent donc également un réconfort. Ce qui explique probablement pourquoi elle aime tant les voir dans ses bibliothèques et qu’elle n’arrive pas à s’en départir. Elle essaie maintenant de transmettre son amour des livres à ses deux enfants. C’est aussi sûrement pour cette raison qu’elle s’est tout de suite sentie à sa place à la Librairie Lulu, un lieu familial très chaleureux, où elle se sent privilégiée de partager sa passion depuis 2016. Parmi les beaux souvenirs qu’elle n’oubliera jamais, elle raconte celui impliquant un de leurs fidèles clients, toujours content de voir les libraires, qui leur apporte souvent des gâteries pour qu’ils puissent se sucrer le bec. Un jour, l’équipe s’est unie pour lui offrir un cadeau de Noël, afin de lui rendre un peu l’amour qu’il leur donne. Le client a fondu en larmes et il était sans mots. Touché, ce dernier en parle encore plusieurs années plus tard. Comme quoi, on ne sait pas à quel point un petit geste peut faire une grande différence pour une personne. Voilà pourquoi Julie chérit ce métier gratifiant, qui permet entre autres d’aider les gens et de les accompagner dans certains moments de leur vie.

D’autres suggestions à découvrir

L’océan a sa biographie
Océan (Perce-Neige), c’est la langue magistrale, joueuse, libre et dansante de la poète néo-écossaise Sue Goyette (traduite par Georgette LeBlanc, en lice pour un GG de la traduction). C’est un ouvrage comme nul autre pareil, écrit en vers libres, narratifs, et réinventant la biographie de l’océan, parlant de ceux qui sucrent ses marées, de ceux que l’océan assaisonne, de ceux qui osent appeler ses eaux famille. Mythes, légendes, souvenirs : sont ici recollés des morceaux, fictifs ou non, qui racontent à coups de métaphores le dessous des eaux atlantiques. « ils appeliont l’océan “dragon”, les hommes perciont ses côtés/pis enduriont sa rage divine pour se rendre aux trésors qui se cachiont. »

 

Un Philippe Claudel illustré
Petit bijou qui allie la force des mots et des illustrations à celle de la mer, Rature (Philippe Claudel et Lucille Clerc, Stock) raconte — simplement et en profondeur, ainsi qu’en illustrations grandioses — l’histoire d’un pêcheur, dont l’odeur est celle, salée, du grand large qui a donné à son bateau le surnom qu’il portait lui-même, jadis : Rature. C’est un homme de peu de mots, dont les gestes et les regards parlent davantage. Il aime et connaît son métier, il aime et connaît la mer. Son fils suivra-t-il ses traces? Cet ouvrage, entièrement illustré à la main, au collage et en sérigraphies par une Lucille Clerc hautement talentueuse, nous fait entendre le vent, goûter le sel et tanguer par la force des émotions.

 

Huis clos à bord
Plusieurs auteurs ont trouvé une riche matière littéraire en la disposition de leur personnage sur un bateau. Un lieu sans issue, un microcosme où les pouvoirs changent parfois de main, une ambiance pouvant être terrifiante, romantique ou inspirante. On pense certes à Mort sur le Nil d’Agatha Christie, mais, plus près de nous dans le temps, on souligne Ultramarins (Mariette Navarro, Quidam), l’histoire de l’équipage d’un cargo dirigé par une commandante à la discipline de fer, dont les membres demanderont à la patronne de les laisser plonger dans l’Atlantique, le temps d’une baignade, et ce, en dépit du règlement l’interdisant. Aussi fantaisiste soit cette demande, elle sera tout de même acceptée. Mais, au retour des hommes d’équipage à bord, quelque chose en eux — ou peut-être est-ce le bateau lui-même? — aura changé… On doit également nommer Capitaine (Stock), où Adrien Bosc s’inspire d’une traversée qui a réellement eu lieu entre l’Europe et l’Amérique, de mars à septembre 1941. Juifs, apatrides, immigrés : ils sont plusieurs à vouloir fuir la guerre, dont André Breton, Claude Lévi-Strauss et Wifredo Lam. Des écrivains surréalistes et des artistes réunis sur un bateau : le voyage promet. On prendra également les voies maritimes dans La table des autres (Boréal), de Michael Ondaatje, alors qu’on y suit les tribulations d’un jeune de 11 ans, qui voyage du Sri Lanka vers Londres sur un bateau de croisière avec une cousine éloignée, afin de rejoindre sa mère. Il sera fasciné par des adultes excentriques, par la stature du capitaine, par l’équipage. Singulière traversée que sera celle de l’océan Indien pour l’auteur qui tisse des liens entre ce voyage et la construction de sa vie d’adulte.

L’œil américain rivé sur les eauxPlusieurs livres de « L’Œil américain » , la collection de nature writing chez Boréal, s’articulent autour de la vie sur l’eau. Parmi eux, on retient Ristigouche (parution le 24 avril), un appel à découvrir ce trésor naturel qui s’étend entre le Québec et le Nouveau-Brunswick. Le journaliste Philip Lee, qui navigue depuis son enfance, nous entraîne avec lui en canot pour sillonner cette majestueuse rivière à l’histoire aussi riche que ses berges afin de nous sensibiliser à l’écosystème qu’il abrite. On apprend ainsi l’histoire de ce cours d’eau, les gens qui l’ont croisé, les tumultes que la Ristigouche a contenus, les saumons qui l’habitent et qu’on doit impérativement protéger. Lee est un grand conteur et ce livre transmet son amour profond pour cette rivière. Dans Les étés de l’ourse de Muriel Wylie Blanchet, on recule dans les années 1930 et on embarque sur les fjords et les détroits de la Colombie-Britannique. « À bord d’un bateau peuplé d’une tribu mère-enfants aux mœurs frugales, on partira en quête du meilleur mouillage, on observera ressac, marées et poissons, on se faufilera entre d’immenses falaises pour atteindre un petit paradis bien gardé », en dira la libraire Violette Gentilleau à sa sortie en 2020. Et finalement, on doit absolument s’attarder à Mort à la baleine, de Farley Mowat, traduit par Christophe Bernard, qui nous entraîne en 1969 à Terre-Neuve, aux côtés d’un rorqual commun prisonnier d’un étang salin. Le lecteur assiste alors à un combat entre un écrivain-écologiste et un groupe de pêcheurs : le premier veut sauver l’animal de la fureur du monde, les seconds agissent avec violence. Ce qui se joue sous la plume de Mowat est grand.

Le bruit du monde en mer cette saison
Ici, c’est l’histoire d’un marin qui met pied à terre aux îles Féroé; là, c’est celle d’une crique de pêcheurs qui abrite les émois de jeunes de 18 ans; là encore, c’est un bateau, comme l’espoir d’une libération prochaine, qui tarde à venir évacuer des civils. La toute jeune maison d’édition française Le bruit du monde propose en avril trois premiers romans riches en promesses. L’escale, de Marion Lejeune (en lice au Prix Ouest-France Étonnant Voyageurs), s’ouvre sur une scène sur un bateau : on est à la fin du XIXe siècle et les marins organisent des combats de rats, sur lesquels ils parient. Grigori s’endette à un point tel que sa vie est menacée par un autre matelot. Il fera ainsi une escale sur l’archipel des îles Féroé, dans une nature aride, où il rencontrera une femme qui escalade les falaises pour y dénicher des œufs d’oiseaux qu’elle vend ensuite. Dans Les enfants de la crique, Rémi Baille — dont l’écriture est franchement maîtrisée — démontre en quoi la Méditerranée est un paradoxe, à la fois gorgée de candeur, mais aussi de gravité. Dans un mélange des genres (contes, chanson, récit, etc.), il raconte l’histoire de Coco et Nin, à cet été de tous les possibles : celui de leurs 18 ans, empreint de rêves d’émancipation. Le village de pêcheurs créé dans cette crique, dans cet écrin littéraire, est un véritable huis clos à ciel ouvert. Et, finalement, Le bateau blanc de Xavier Bouvet se démarque déjà : il n’était même pas encore paru qu’il figurait sur la liste du Prix des libraires français, une première. Dans une construction ambitieuse s’étalant sur deux époques séparées par une décennie, l’auteur explore ce qui se passe lorsque les choses semblent inéluctables et ce qui peut, à la faveur de presque rien, être changé. Il le fait en racontant l’histoire de la République de Slovénie piégée entre deux impérialismes (les Allemands et les Russes) et celle d’un homme, dévoué, séparé à jamais de sa famille — l’histoire d’une évacuation par voie maritime ratée.

Des documentaires illustrés chez Rue du monde
L’éditeur Rue du monde, qui fait dans les beaux livres jeunesse illustrés étonnants et engagés, contient notamment dans son catalogue deux petites perles qui font la part belle aux eaux : Mers et océans du monde ainsi que Les plus grands fleuves du monde, tous deux illustrés par les talents de Martin Haake. L’illustrateur allemand propose des doubles pages fourmillant de détails et de textures et sait assurément capter l’attention.

Le riche héritage d’une maison qui mise sur la jeunesse

Tout en maintenant les activités de l’imprimerie — devenue, en 1969, Payette & Simms —, les éditions Héritage, alors menées par Jacques Payette, ont acheté les droits de traduction des publications de Marvel, un succès réitéré quelques années plus tard avec l’achat des droits de séries DC Comics. En parallèle, la maison a développé le marché de produits dérivés pour des personnages bien connus des émissions jeunesse de Radio-Canada : Bobino, Fanfreluche, la Souris verte et le Pirate Maboule, entre autres.

Il faut ajouter la publication des Archie au palmarès des succès de la maison, mais Héritage a aussi publié des titres bien de chez nous, dont quelques-uns des premiers albums de Christiane Duchesne — parmi lesquels Lazaros Olibrius (1975) — et de Marie-Louise Gay — Angèle et l’ours polaire (1988).

D’hier à demain
En 1997, la grande maison en a engendré une autre : Dominique et compagnie. La fille de Jacques Payette, Dominique (si vous vous demandiez d’où venait le nom, voilà votre réponse!), a créé cette maison à dessein de publier les créateurs et créatrices du Québec.

Est-ce parce que la maison se nomme Héritage qu’elle est destinée à se perpétuer dans la lignée familiale? Jacques Payette, pionnier de la maison et de la littérature jeunesse au Québec — il a d’ailleurs été honoré du prix Claude-Aubry en 2015 —, avait hérité de l’imprimerie de son père. À son tour, il a passé le flambeau, léguant la maison d’édition à son autre fille, Sylvie Payette, qui en est désormais présidente.

D’après Thomas Campbell, éditeur dans la maison depuis bientôt six ans — non, il n’y a pas que des Payette chez Héritage —, les éditions ont publié, à ce jour, plus de 1 000 albums et romans, auxquels s’ajoutent annuellement environ quatre-vingts nouvelles parutions. Certains de ces titres ont touché des publics jusqu’en Asie et en Europe, forts de traductions chinoises, espagnoles et japonaises, notamment, mais aussi dans quelques langues un peu moins répandues, telles que l’albanais, le danois, le tchèque et le turc.

Photo : © MC Plasse

Cinquante-six ans après sa création, la maison chérit encore cet héritage. Mathilde Singer, qui a joint la grande famille en 2007 à titre d’éditrice, souligne l’importance de faire battre le cœur de ces œuvres qui ont mis la maison au monde : « C’est très riche de travailler pour une maison d’édition comme ça, parce qu’il y a une histoire. Quand on regarde notre fonds, il y a une bibliothèque au complet qui y est. Il y en a pour tout le monde. On ne veut pas que créer de la nouveauté pour de la nouveauté, on veut aussi que nos livres durent. »

Elle cite en exemple la série de Fred Poulet, de Philippe Germain et Carole Tremblay, reprise trois fois, toujours dans de nouveaux formats, et certains titres en noir et blanc de Marie Demers, repris en couleurs.

Or, la maison étant ce qu’elle est, la plus belle histoire est familiale. Mathilde Singer nous rappelle Le journal d’Alice, de Sylvie Louis, une série dont les premiers tomes avaient été illustrés par Christine Battuz, et que la maison a repris dans un format s’apparentant au roman graphique : « Dans ce nouveau format, les illustrations sont cette fois l’œuvre de la fille de l’autrice. Et c’est d’autant plus chouette que l’histoire qui y est racontée est celle de sa fille, justement, lorsqu’elle allait à l’école. »

Quand on invente des histoires, on saisit bien que l’Histoire, celle qu’on ne se gêne pas pour écrire avec une majuscule, s’écrit tous les jours. La vie continue, comme en témoigne le déménagement de la maison, il y a quelques années, qui loge désormais à une dizaine de rues de son lieu d’origine. Ainsi, même si leur bagage est déjà fort rempli, ça n’empêche pas Mathilde Singer et ses collègues de voyager léger : « On a beaucoup d’espace pour créer. Il y a toujours de l’espace et de la liberté pour concrétiser nos idées folles. »

(Re)créer un héritage québécois
Une belle réussite de cette transmission du fonds de la maison vers un avenir qui s’écrit autrement est la collection « Frissons ». Série phare des années 1990 — plus d’un million d’exemplaires ont été vendus depuis —, la série originale existe toujours, à commencer par le saisissant La gardienne, de R. L. Stine, mais elle a depuis engendré un volet 100% québécois.

Nourrir une littérature faite par des gens d’ici, voilà le mandat que s’est donné Thomas Campbell en se joignant à Héritage : « Puisque le fonds était surtout constitué de traductions, ce que je proposais était de développer un volet québécois. À commencer par “Frissons”. On a créé plusieurs collections qui en découlent : “Frousse verte” (8 ans), “Peur bleue” (9 ans), “Terreur rouge” (12 ans), et “Frisson extrême” (14 ans). »

Sur ces mots, le vacarme d’une scie se fait entendre dans le bureau. L’éditeur tente de couvrir les bruits de la scie et hausse la voix pour me parler de l’engouement que suscitent ces séries terrifiantes, mais la scie se rapproche. À notre arrivée dans la salle de séjour publique de l’immeuble où loge la maison, Thomas Campbell s’était étonné qu’elle soit à ce point déserte. Se pourrait-il que nous soyons les prochaines cibles d’un massacre…? L’éditeur m’invite à nous éloigner un peu, pour retrouver un peu de tranquillité. L’homme à la scie ne nous suit pas. On se remet à respirer.

Plus calme, le spécialiste du théâtre racinien fait valoir l’importance de promouvoir la littérature d’ici : « Je trouve que le Québec devrait protéger davantage son exception culturelle. Parce qu’il y a énormément de créativité et de talent. Quand on regarde les gros succès des éditeurs français ou américains, ce ne sont que des traductions. Le gros succès de Gallimard : Harry Potter. C’est super, mais ce n’est pas de la création [c’est un achat de droits]. Nous, on ose créer des livres qui sont faits ici, qui s’inscrivent dans notre environnement et qui nourrissent tout un écosystème. Nos livres font travailler des auteurs, des illustrateurs, des graphistes, des imprimeurs, des réviseurs… toute la chaîne du livre est québécoise. »

Puisqu’il est question de frissonner et de jouer avec les peurs de son lectorat, Thomas Campbell prend le temps de considérer la censure qui a récemment bouleversé le paysage littéraire — on pense notamment aux œuvres d’Elise Gravel et de François Blais, une liste malheureusement non exhaustive. Vraisemblablement découragé, il n’entend pas pour autant aborder différemment ses manuscrits : « Je fais confiance à l’intelligence du lecteur. Le problème, c’est souvent les parents. Les enfants ne voient pas la couleur, ils ne voient pas la religion, et leur curiosité est beaucoup plus grande que ce qu’on s’imagine, tout comme leur capacité à comprendre des événements, comme la mort, qui font partie de la vie. »

Et, de la même façon que la contrainte est parfois un tremplin vers la créativité, ces considérations pour la censure le portent tout naturellement à réclamer une liberté de création : « Je crois beaucoup au côté instinctif. La littérature jeunesse est un grand terrain de jeu, qui permet de tout faire. De tout faire et de tout dire, du moment où on sait comment amener les choses. Mais il est de notre responsabilité d’innover, d’oser. »

« Unik » en son genre
La priorité de Thomas Campbell, en vérité, est toute simple : « Faire des livres qui s’adressent aux jeunes. » Sa motivation nous rappelle d’ailleurs à l’essentiel : « Quand on arrive à tendre un miroir aux jeunes et qu’ils arrivent à se reconnaître, je trouve que c’est un beau cadeau qu’on leur fait. »

Que les lectrices et les lecteurs puissent se reconnaître, donc, mais qu’elles et ils puissent aussi apprécier, respecter et saluer la différence de chacun, c’est encore mieux. C’est dans cet esprit que la collection « Unik » a vu le jour, par laquelle Thomas Campbell et ses collègues voulaient « explorer la dimension poétique de la narration et la lier au côté intime de l’auteur, qui nous livre un fragment marquant de son adolescence ».

Dans le but avoué de « faire œuvre utile », il lui était « important de démocratiser et de démystifier certains enjeux pour ouvrir les esprits et éviter qu’on colle des étiquettes aux gens ». La collection ne se met à l’abri d’aucun tabou et a raconté des histoires qui mettaient à nu, notamment, la transidentité, les troubles alimentaires d’un point de vue masculin et le suicide. Pour l’éditeur, « le fil rouge de cette collection, c’est de rappeler aux jeunes que, d’une part, tu n’es pas seul, et aussi, que tu as le droit d’être différent, et que ce n’est pas un problème ».

L’imprimerie Payette & Simms a cessé ses activités en 1995. Le groupe Héritage garde cependant le cap vers son soixantième anniversaire. Inspirée par une troisième génération de Payette, la petite équipe porte son héritage tout en se projetant avec créativité vers l’avenir. La clé, nous rappelle Thomas Campbell, est de rester fidèles à ce qui nous habite et nous remue : « Quand tu fais un livre avec le cœur… quand tu fais un livre pour les bonnes raisons — parce que tout le monde cherche son nouvel Harry Potter, n’est-ce pas? — ou, en d’autres mots, quand tu ne travailles pas pour des raisons commerciales, je crois que ça se sent. » Voilà, pourrait-on croire, les fondations d’un dialogue fertile et persistant, que l’équipe du groupe Héritage entend réitérer auprès de son lectorat, un livre à la fois.

 

Les collections : vaste terrain de jeu
Le duo d’éditeurs formé par Mathilde Singer et Thomas Campbell insiste sur l’importance de créer une expérience de lecture qui soit interactive, ludique et immersive. Pour sortir de la linéarité du livre, Thomas Campbell s’est rappelé à sa jeunesse et à la série Dont vous êtes le héros, en poussant plus loin le concept : « Je trouvais frustrant que la direction qu’on a empruntée mène parfois à une impasse et que ce soit irrémédiable. Alors je voulais créer un roman au “tu”, la collection “Sphinx”, qui permette au lecteur d’être au même niveau que le personnage principal, et qu’à la fin de chaque chapitre, on ait une énigme qui casse la structure linéaire. »

Il nous invite une fois de plus sur le chemin de la mythologie, avec la collection « Dédale », « qui se décline en trois voies, nous permettant d’aborder le polar, le fantastique et la science-fiction. Chaque livre a une même porte d’entrée, mais par les choix qu’on fait, on prend ensuite une de ces trois directions ».

Pour sa part, Mathilde Singer nous propose « En quête ». De la rigolote Échalote, marmotte-détective (4 ans), d’Émilie Demers et Blanche Louis-Michaud, aux Morsures à Val-des-loups (11 ans) de Louis Laforce, qui propose de pasticher un vrai journal d’enquête, la collection offre à un lectorat de tous les âges d’amasser des indices, de décrypter des codes et de résoudre des mystères.

La maison s’évertue à « proposer de grands auteurs pour des petits lecteurs » et, ainsi que le souligne Mathilde Singer, elle travaille couramment avec des orthopédagogues pour s’assurer que les livres sont bien adaptés à l’âge du lectorat ciblé. C’est le cas pour certains titres de L’école des gars, ces romans de Maryse Peyskens où on met à profit les activités sportives pour faire des fractions, et où on apprend à conjuguer en sautant d’un hélicoptère.

Illustration tirée de L’arbre de Lily (Dominique et compagnie) : © Marie-Louise Gay

Pour les voiliers qui n’existent pas

Il y a la carte. La vieille route de papier, antérieure aux applications mobiles, dont l’origami n’en finit plus de se déplier sur le capot du minivan. Dans Volkswagen blues (1984), l’écrivain Jack Waterman et Pitsémine, sa compagne innue, s’y penchent pour suivre le fleuve jusqu’au cœur de l’Amérique : « [I]l put voir que le tracé remontait le cours du Saint-Laurent, passait par Québec et Montréal, se faufilait entre les Grands Lacs et tournait carrément vers le sud pour descendre le fleuve Mississippi jusqu’à la ville de Saint-Louis. » C’est une carte de quatre siècles, un tracé colonial français : « Je retenais mon souffle et je crois bien que le fleuve, tout à côté de nous, le vieux fleuve qui, pendant trois siècles et demi, avait entendu les confidences de tout un peuple, retenait son souffle lui aussi. » Ne nous laissons pas abuser par le lyrisme : si Waterman caresse « le Grand rêve de l’Amérique » qui a bercé son enfance des années 1940, Pitsémine a tôt fait de lui rappeler les revers du colonialisme : « Je suis du côté de ceux qui se sont fait voler leurs terres et leur façon de vivre. » « On dirait que toute l’Amérique a été construite sur la violence. » Peut-être vient-il de là, le blues du vieux Volks : des eaux troubles d’une carte dessinée par Cartier sur les contours de Magtogoek.

Il y a le chenal. Le chemin à grands remous, qui emporte les rêveurs aux confins de leurs chimères. Entre Poulin et le fleuve, c’est une histoire de dérive. Si le mot, à force de rejaillir d’un roman à l’autre, a suscité tant d’études critiques, c’est qu’il suggère l’indécision créative — la grande obsession poulinienne. Comme l’explique le petit Jimmy dans le roman du même nom (1969) : « Ce qui arrive, dans une histoire, tu commences à raconter ça, tu pars à la dérive comme un radeau sur le fleuve et tu ne sais plus du tout où tu vas te ramasser. » Comment concilier la vie et le fantasme? L’amour et l’écriture? Problème irrésolu, qui garantit les nouveaux romans — tant ceux de Poulin que ceux de ses romanciers fictifs. À la fin de Jimmy, la femme amoureuse et l’écrivain affairé sont tourmentés par de tels vents contraires que le fleuve finit par arracher leur maison de ses pilotis, pour la faire dériver de Cap-Rouge à Berthier :

Le problème c’est de passer le long de l’île Madame, dans le petit chenal qui va de Pointe Saint-Jean jusqu’à Cap-Tourmente, très étroit et peu profond; c’est là que tu peux voir si tu es un vrai pilote ou non. Le pilote n’a pas peur de l’île Madame, mais. Pour être honnête, la vie c’est une drôle d’histoire; tu t’en vas dans une espèce de brume. Ce qu’il faudrait c’est que tu arrives à l’île Madame par temps clair avec le soleil et tout, et tu verrais à bâbord l’île d’Orléans jusqu’à Saint-François, et à tribord la rive sud avec les clochers de Saint-Vallier et de Berthier; tu entrerais dans le petit chenal de l’île Madame comme les pilotes qui ont fait la navigation au long cours et le soleil te donnerait une espèce de bénédiction ou quelque chose.

Plus que seulement relationnel, « le problème » de la dérive accable le personnage de l’écrivain jusque dans un rapport évasif à sa propre pensée, comme s’en désole Jim, le romancier du Vieux Chagrin (1984) : « Je ne suis pas très doué pour l’introspection. Le plus souvent, je glisse à la surface des choses, comme un radeau à la dérive qui ne sait rien de ce qui se passe dans les profondeurs de la mer. »

Il y a l’île. La solitude, ardemment recherchée par un traducteur de bandes dessinées dans l’archipel de l’Isle-aux-Grues (Les grandes marées, 1978). Imitant Toussaint Cartier, l’ermite légendaire de l’île Saint-Barnabé (Rimouski), Teddy Bear habite seul l’île Madame avec son chat Matousalem. Un fusil déchargé sous le bras, il veille sur les battures : « Des sarcelles à ailes bleues, des sarcelles à ailes vertes, des pilets, des morillons à collier, des garrots communs. » (Cette quiétude se trouve toutefois frustrée par le fleuve, dont les « grandes marées […] am[ènent] sur le rivage de l’île toutes sortes de débris et de déchets ».) Chaque nouvelle lune impose à Teddy un visiteur inattendu — Marie, Tête Heureuse, l’Auteur, le professeur Mocassin —, ce qui ne tarde pas à rétrécir la taille de son île. Face à cette robinsonnade inversée, où la « dynamite de groupe » finit par pulvériser la solitude, le fleuve répare son erreur en poussant Teddy vers l’île au Ruau :

En gardant bien la tête dans l’eau, […] il constata qu’il n’avait aucun mal à flotter. Il fut content de voir le soleil se dégager des nuages parce qu’il avait très froid et que son bras était tout engourdi. Le courant de la marée l’entraînait vers le nord. Il vit passer, juste au-dessus de lui, un vol d’oies blanches ou de bernaches qui se dirigeaient au sud en formation triangulaire. Le courant se fit plus rapide et il y eut du vent et de la vague.

Il y a le brouillard. Le mystère du fleuve, qui monte à la tête de l’écrivain, au point de lui faire perdre ses repères. Dans Le vieux Chagrin, l’écrivain Jim aperçoit un voilier, amarré par un tangon à quelques mètres de la grève. Après un été passé à écrire — et à fantasmer sur la propriétaire du bateau, la mystérieuse Marika —, il voit l’embarcation s’éloigner dans le brouillard :

Je venais de tourner la tête, quand je vis brusquement ou je crus voir, à travers une éclaircie du brouillard, le voilier de Marika qui glissait sur l’eau comme un bateau fantôme. […] Je me posai alors une question : si le voilier ne naviguait pas à la voile, il  fallait bien qu’il navigue au moteur, or je n’avais entendu aucun bruit de moteur. Pour quelle raison?  […] Mes efforts n’aboutirent à rien. Et même, ils eurent pour résultat de semer le doute dans mon esprit. Au petit matin, je n’avais pas encore dormi, je me tournais d’un côté et de l’autre et je ne savais plus très bien si j’avais réellement aperçu le voilier de Marika.

Est-ce vraiment la brume qui pénètre l’écrivain, ou les doutes de ce dernier qui effacent le décor? Peu importe : perdu dans le brouillard de son cerveau, le héros devient « de moins en moins lucide », puisqu’« on n’invent[e] rien d’autre, en écrivant, que les images endormies en nous-mêmes ».

Et puis, quand le brouillard daigne enfin se lever, il y a le paysage. Dans La tournée d’automne (1993), où la plume poulinienne dessine les contours du Saint-Laurent par le circuit d’un bibliobus, le fleuve ne cesse de gagner en intimité. Accoudé à la rambarde de la terrasse Dufferin comme à la proue d’un navire, Le Chauffeur présente à sa douce Marie la baie de Beauport :

Sur la vaste baie au milieu de laquelle s’avançait la pointe de l’île d’Orléans avec son pont élégant et fragile, il y avait une petite brume au ras de l’eau.
[…]
– C’est le paysage que j’aime le plus au monde.
Elle fit signe qu’elle comprenait, et elle ajouta :
– Je commence à l’aimer beaucoup, moi aussi.
– Chaque fois que je le revois, dit-il, il y a une phrase qui me revient en mémoire…
– Quelle phrase? demanda-t-elle calmement.
– Une petite phrase de rien. Elle dit : « Je sens les contours de la baie dans mon cœur. » Je ne me souviens pas où j’ai lu ça.
– Ça me plaît bien, dit-elle.

Elle répéta la phrase à voix basse, écoutant la résonance que les mots éveillaient en elle. Pendant qu’ils étaient accoudés au garde-fou, le soleil se coucha derrière eux et ils furent enveloppés par la grande ombre du cap Diamant. Toute la lumière se réfugia sur le fleuve et, avant de disparaître, elle s’attarda à caresser la fine structure du pont.

À force d’enfanter des pays tangibles et évanescents, le Saint-Laurent de Poulin provoque des élans, des doutes, des intuitions, où les personnages de romanciers, dérivant de la rade à l’estuaire, diluent leur vie dans les embruns de l’œuvre à venir. Par ses remous, l’écriture creuse l’argile. C’est le fleuve qui tient le roseau.

Marie-Ève Sévigny 
Romancière et nouvelliste, Marie-Ève Sévigny enseigne la littérature à l’université. Elle mène à l’UQAR un postdoctorat sur l’imaginaire du fleuve dans le roman québécois contemporain.

MOBiDYS : La technologie en soutien aux apprentis lecteurs

Un jeune qui rencontre des difficultés comme lecteur en est souvent un dont l’attention est mobilisée par le décodage du texte plutôt que par la compréhension de son sens. Afin d’alléger la tâche de décodage, une équipe d’experts en linguistique, en orthophonie et en sciences cognitives a développé la technologie FROG, dont le nom vient de FRee your cOGnition, qu’on peut traduire par « soulager l’effort cognitif ».

Un livre FROG est ainsi un livre numérique — qu’on peut lire sur une tablette, un téléphone intelligent ou un ordinateur — qui présente quatorze fonctionnalités diverses telles que la possibilité de changer la typographie du texte et sa grosseur, le découpage des phrases en unités de sens, la coloration des syllabes, la définition des mots complexes, le contraste inversé (fond noir, écriture blanche), le soulignement des lignes en cours de lecture, etc. Chacun des outils peut être affiché ou non, en fonction des besoins spécifiques du lecteur, que ce dernier soit dyslexique, allophone, qu’il ait un problème de vision ou qu’il n’aime pas (encore!) lire. Et, la bonne nouvelle : aucune installation de logiciels additionnels n’est nécessaire.

C’est l’entreprise française MOBiDYS qui est derrière ce développement technologique, entreprise qui a ouvert un bureau à Montréal il y a deux ans. Son nom est un clin d’œil au classique de la littérature Moby Dick, avec les lettres Y et I inversées, en référence au préfixe DYS, notamment utilisé pour nommer les troubles dyslexiques. Récompensée du prix « Meilleure réussite française au Québec » dans la catégorie Start Up, émis par la Chambre de commerce et de l’industrie française au Canada, MOBiDYS s’implante ainsi sur le territoire canadien, mais également tranquillement en Espagne et en Italie.

Avec son produit, le but premier de MOBiDYS n’est pas de fidéliser ses lecteurs, bien au contraire : « On ne veut pas lier les lecteurs à cette technologie. On veut leur offrir une porte d’entrée à la lecture, un tremplin afin qu’ils prennent confiance en eux et que la lecture ne soit plus une contrainte », explique l’équipe de MOBiDYS Canada.

Exemple d’un livre FROG

Il s’agit ainsi d’une béquille, le temps que l’apprentissage complet se fasse, dans un environnement adapté aux spécificités du lecteur. Car faut-il rappeler la nécessité de favoriser l’apprentissage de la lecture dès le plus jeune âge, dans notre société québécoise où les statistiques font frissonner : 42,3% des jeunes francophones de 15 ans qui ne lisent pas du tout pour le plaisir sont des élèves à risque de décrochage et présentant des problèmes de discipline. Toute la société gagne ainsi à ce que cet apprentissage se fasse aisément et dans le bonheur et qu’il puisse, en partie, passer par l’école puisque 21% des parents québécois d’enfants de 0-16 ans ont de faibles ou de très faibles compétences en littératie1. Les objectifs de MOBiDYS s’articulent ainsi autour de trois aspects : donner le plaisir de lire, offrir le pouvoir de lire, et renforcer l’autonomie. Une enquête effectuée par MOBiDYS révèle justement que 75% des enseignants qui ont utilisé FROG confirment une meilleure acquisition en autonomie de la lecture des enfants, les positionnant ainsi en meilleure posture pour la suite.

Comment se procurer un livre FROG
Les livres issus de la technologie FROG ne sont pas disponibles à la vente au grand public; les coûts en seraient exorbitants. Ainsi, au Québec, MOBiDYS a signé des ententes avec plusieurs bibliothèques municipales et scolaires. C’est donc dire que si un enfant fréquente un établissement scolaire public, il possède son code d’accès pour emprunter gratuitement vingt et un des livres FROG via la collection partagée de Biblius; ou que si vous êtes abonné à l’une de 238 bibliothèques municipales participantes, vous y avez également accès, toujours gratuitement, via la collection BibliOdyssée, qui dessert ainsi 48% de la population. 128 titres sont aussi disponibles en vente à l’unité pour les bibliothèques scolaires sur collectivites.leslibraires.ca. Le reste des provinces du Canada peuvent obtenir les livres FROG via leur plateforme Lireedoo, en contactant directement les équipes de MOBiDYS Canada.

En ce qui concerne la sélection des titres, c’est 186 livres, issus pour la presque totalité de catalogues québécois ou canadiens, qui sont mis à la disposition des lecteurs. On retrouve des maisons d’édition telles que Les Malins, ADA, Z’ailées, Québec Amérique, Les Plaines, Belin, Monsieur Ed et CrackBoom! Offre intéressante à souligner : le partenariat avec les éditions Bouton d’or Acadie a permis d’adapter en format FROG deux de leurs livres en langue Mikm’aq et Wolastogey : Le roi de glace/Mkumiey Eleke’wit/The Ice King et Une journée poney!/Pemkiskahk’ciw ahahsis!/A Pony Day! Pour ce faire, les équipes de MOBiDYS ont travaillé en étroite collaboration avec un membre de la communauté Neqotkuk, également membre de la nation des Wolastoqiyik, ainsi qu’avec une enseignante de la communauté Mi’kmaq. L’écoute de la narration en langues originales sera assurément une belle découverte pour le jeune lecteur!

Simon de Joncas, président des éditions Les 400 coups, a tout de suite compris que le projet MOBiDYS avait un potentiel intéressant pour le milieu scolaire. Celui qui a d’ailleurs lui-même été enseignant était à même de constater les nombreux défis auxquels faisaient face les élèves. « Aux 400 coups, nous avons trois axes de développement dont un est l’accessibilité. MOBiDYS répond à cet axe avec un outil qui permet à des apprenants de découvrir nos livres malgré les défis qu’ils peuvent vivre (dys variés). » Ainsi, cette maison d’édition fut la première à se lancer dans la collaboration avec MOBiDYS Canada et à participer au projet, par exemple avec Le chat qui voulait être un tigre de Jean Leroy et Berengère Delaporte, Le croco qui vit chez papi d’Élodie Duhameau ou encore Le fan club des petites bêtes d’Elise Gravel. Pour eux, nous explique-t-il, un tel développement de partenariat et l’augmentation de la visibilité donnée aux livres sont une façon de redonner à la communauté.

27 000 téléchargements de livres FROG en 2023
100 titres disponibles en bibliothèques municipales
186 titres publiés, dont 154 provenant d’éditeurs canadiens
128 titres différents disponible à la vente pour les bibliothèques scolaires sur collectivites.leslibraires.ca

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1. reseaureussitemontreal.ca/dossiers-thematiques/lecture-et-perseverance-scolaire/

La représentation du genre et de l’identité dans les BD et les mangas jeunesse et pour adolescents

Le garçon sorcière
Molly Knox Ostertag (Scholastic)
Aster ne rêve que d’une chose : devenir une sorcière! Mais ce n’est pas si facile puisque seules les filles le peuvent. Pour lui, il est inenvisageable de vivre sa vie dans un rôle qui n’est pas le sien. Avec beaucoup de courage, il se bat pour faire comprendre à tout le monde qu’il est une sorcière. Par ailleurs, un danger guette sa famille et il est le seul à pouvoir la sauver grâce à ses pouvoirs de sorcière! Une métaphore très douce, dans un récit empli de magie pour aborder divers thèmes importants, telle la transidentité, bien sûr, mais aussi la « genrification » pourra parler à tous les enfants qui en ont été témoins lors de certaines activités. Ici, les personnages nous montrent que nous pouvons être qui nous sommes et faire ce qui nous plaît! Dès 10 ans

Snapdragon
Kat Leyh (Kinaye)
Snap est un « garçon manqué » et elle a du mal à s’intégrer. Elle est persuadée que Jacks est une sorcière. Mais ce n’est qu’une vieille dame étrange qui soigne les animaux et libère les esprits des défunts. Malgré leurs différences, une grande amitié naîtra entre ces deux personnages. Après tout, peut-être que Jacks pratique réellement la magie? C’est du moins ce que peut laisser croire son comportement, qui cache bien des choses. Magie et bienveillance sont au rendez-vous, accompagnées de belles histoires d’amour et d’amitié. L’autrice américaine livre son texte avec un humour certain et présente des parents qui soutiennent les enfants dans leurs choix. Dès 10 ans

La fille venue de la mer
Molly Knox Ostertag (Scholastic)
Dans cette autre bande dessinée jeunesse de Molly Knox Ostertag (Le garçon sorcière), on suit Morgan, 15 ans, qui a du mal à affirmer son homosexualité et qui, surtout, peine à être elle-même devant les autres. Elle cache à ses proches ses centres d’intérêt et sa réelle personnalité, préférant passer pour « la fille cool » et s’enliser dans les mensonges. Heureusement, Keltie, une étrange jeune fille qui vient de la mer, mi-phoque et mi-humaine, est là pour l’aider à s’accepter. Un roman graphique qui propose un discours inspirant sur l’acceptation de soi, la tolérance et l’amitié. Le tout est doublé d’un discours écologique sur l’impact de l’humain sur la nature, les océans et la biodiversité. Dès 11 ans

Le prince et la couturière
Jen Wang (Akileos)
Sébastien, jeune prince, doit se trouver une fiancée. Mais ça lui importe peu. Il souhaite vivre libre en conservant son secret : la nuit tombée, il devient Lady Cristallia et attire tous les regards avec ses robes sublimes. Peu de personnes connaissent son secret, à l’exception de Francès. Elle est son amie, sa confidente et sa couturière. Pourtant, son rêve de devenir une grande couturière est compromis à cause du secret du prince : il ne veut pas la laisser partir et a peur que son secret soit dévoilé. Une bande dessinée qui casse la « genrification » des codes vestimentaires! Des personnages qui veulent être libérés des contraintes sociétales. Des dessins doux et une diversité de personnages qui veulent être reconnus. Une histoire drôle et touchante, à partager entre parents et enfants! Un roman graphique poignant sur l’acceptation de soi et l’amitié. Dès 10 ans

À l’image de Mona Lisa (t. 1)
Tsumuji Yoshimura (Akata)
Dans ce manga, les enfants naissent sans attributs sexuels. C’est pendant leur adolescence que chacun devient fille ou garçon selon comment ils ou elles se sentent. Cependant, Hinase va bientôt avoir sa majorité et iel n’a toujours pas fait de « choix ». Iel ne veut pas trancher, mais la pression de la société et de ses amis d’enfance ne fait que s’aggraver. Un triangle amoureux commence alors, positionnant en son centre Hinase, que certains voient comme un garçon et d’autres comme une fille. Ce monde imaginaire nous pousse à la réflexion sur la reconnaissance de la non-binarité et interroge les « normes » sociales. Dès 14 ans

Anthologie de l’humain et Anthologie de la rêverie
Moto Hagio (Glénat)
Les nouvelles de Moto Hagio sont des classiques du manga depuis les années 1970 au Japon, mais il aura fallu attendre 2024 pour qu’elles soient rééditées en français. Dans les deux anthologies qui les regroupent, l’autrice explore l’inconscient et la psyché humaine. Pour mettre en scène les conditions de la femme, les relations homosexuelles, des personnages androgynes, hermaphrodites ou de sexe indifférencié, Moto Hagio est une pionnière; personne n’osait aborder ces thèmes tabous dans le Japon des années 1970. Elle construit ses nouvelles autour de personnages dramatiques qui poussent à la réflexion sur l’identité. En dehors du genre, Moto Hagio met en couleur ce qui construit un individu par-delà l’enveloppe charnelle, à travers ses personnages profondément humains dans toute leur complexité. Des chefs-d’œuvre qui font réfléchir sur la société. Dès 14 ans

En somme, ces bandes dessinées sur la tolérance nous en apprennent beaucoup sur l’acceptation des autres et de soi. Certains n’y verront qu’aventure et récit initiatique alors que d’autres y liront des histoires symboliques et touchantes sur l’amour et la différence.

Illustration tirée du livre La fille venue de la mer (Scholastic) : © Molly Knox Ostertag

Moby Dick ou je n’irai pas à la mer

Quand je feuillette La mer déchaînée d’Achab : Une histoire naturelle de Moby-Dick, de Richard J. King, publié aux éditions de La Baconnière, la magnifique iconographie me fait replonger à l’origine de ma rencontre fascinante avec l’œuvre de Herman Melville. C’était durant une grève de Radio-Canada. Je me revois, enfant, devant le téléviseur familial. La programmation régulière avait été remplacée par des films, qui s’enchaînaient sans discontinuer. Quand un film se terminait, on ignorait celui qui allait suivre. Si bien qu’on se criait d’un bout à l’autre de l’appartement le titre du film qui débutait. Vint Moby Dick. Je ne savais pas ce que c’était. J’ignorais tout du roman, adapté au cinéma par John Huston. Je revois l’acteur principal, Richard Basehart, qui était d’abord pour mes amis et moi l’intrépide amiral Nelson de Voyage au fond des mers, la télésérie dans laquelle il guidait avec assurance le Neptune, un sous-marin nucléaire expérimental, à travers moult péripéties. Je l’aimais bien, cet amiral Nelson devenu Ismahel, et j’avais confiance en lui puisqu’il connaissait déjà la mer. Avec lui, j’ai rencontré le commandant en second, Starbuck, les officiers Stubb, Flask, le père Mapple, les harponneurs Dagoo, Fedallah, le jeune Pip, et j’ose à peine nommer le terrifiant et charismatique capitaine Achab, celui dont la jambe a été tranchée par les mâchoires de Moby Dick, et dont la vengeance fera que nous tous poursuivrons jusqu’au fond de l’enfer le Léviathan blanc.

En 2005, les éditions Phébus publient Moby Dick, de Herman Melville, dans la traduction de 1954 du légendaire Armel Guerne (Libretto, 2011). La presse, dithyrambique, saluait la qualité rimbaldienne de cette traduction. On disait de Guerne qu’il avait mis six mois à trouver les bons mots pour traduire un des incipits les plus célèbres de la littérature mondiale. Sous sa plume, le fameux « Called me Ishmael » deviendra « Appelons-moi Ismahel ». Ces mots créent l’ambiguïté par rapport à l’identité du narrateur, qui préfère rester anonyme pour mieux prêter sa voix à ce récit au-dessus de tout entendement. Dès les premières pages de cette traduction, l’air du large nous embaume. Nantucket nous apparaît comme le début d’une nouvelle genèse. Ismahel m’introduira à nouveau auprès de la galerie de tous les personnages qui résonnait encore dans mon cœur, et que je retrouvais avec la vive émotion d’un esprit de corps enfin retrouvé. La lecture creusait un sillon nouveau dans ma mémoire de l’œuvre. Les visages de certains personnages porteront de nouveaux traits sous la plume de Melville. À chaque chapitre, comme pour augmenter l’attente, Melville nous dépeint un monde maritime maintenant disparu, mais ô combien courageux! Le quotidien prend de l’ampleur, notre pied devient plus marin. Comme Ismahel, je me dis qu’il faut être fou pour délaisser la plage, la terre ferme, le bastingage des quais pour s’embarquer des mois, voire des années, sur une coquille de noix que l’océan peut avaler sans rien rejeter à la surface. Le vent devient fou, les voiles se gonflent d’orgueil, la chasse finale s’amorce, Melville nous a préparés, il nous a fait languir, nous sommes prêts comme jamais à affronter la destinée d’Achab, qui est devenue la nôtre. Je vois Pip, je vois Quiequeg serrer le harpon, je vois l’œil sombre d’Achab fixer l’horizon en espérant entendre Daagoo de la vigie, mais c’est lui, Achab, qui hurle le premier : « Souffle là-bas! Sou-ou-ouffle là-bas! Sa bosse comme une montagne de neige ! C’est Moby Dick! » Les frissons m’envahissent. La finale, en trois jours, sera à la hauteur de mes espérances. La lutte sera colossale, mémorable, voire biblique sur une mer noircie par la rage, enlaidie par l’horreur, figée par la mort. Mais les pages seront admirables.

À sa publication, le roman fut éreinté, oublié près de soixante-dix ans. Melville a-t-il déjà su qu’il avait écrit un chef-d’œuvre?

Je feuillette à nouveau le superbe livre de Richard King, je vais m’y plonger et refaire le voyage autrement, plus profondément.

Je n’irai pas à la mer, mais j’y serai.

Herman Melville avait du génie.

Richard Basehart ne m’avait pas trompé.

Les romans historiques jeunesse : Des épopées enlevantes

Les chroniques de l’érable et du cerisier fut une découverte surprenante pour moi. L’auteure, grande admiratrice de la culture japonaise, fait montre, tout au long de son histoire, d’un réel souci à respecter cette culture qu’elle invoque à travers les aventures d’Ichiro, protagoniste de sa série. Cette minutie se retrouve non seulement dans la description qui entoure l’intrigue, mais aussi dans la personnalité de son personnage principal. Loin de nous embourber dans un essai sur la culture japonaise, elle nous invite à rêver de samouraï plutôt que de chevalier, d’acteur de théâtre plutôt que de magicien et d’intrigue politique plutôt que de dragon. C’est avec un talent indéniable que nous sommes transportés dans une autre époque où les légendes sont presque vivantes, mais ne dépassent jamais les limites du possible.

Projet Bluebird, quant à lui, est beaucoup plus proche de notre époque et s’attarde à une période historique dont tous ont entendu parler à plus d’une reprise: la Seconde Guerre mondiale. L’auteure aborde ce sujet difficile d’une façon novatrice toutefois, en ne fixant pas son intrigue durant le conflit, mais tout juste après. La protagoniste, Eva, jeune femme élevée dans l’idéologie nazie, se retrouve aux États-Unis avec sa sœur dans l’espoir de se venger de celui qui a trahi sa famille. De page en page, l’intrigue nous agrippe avec ferveur, nous laissant voir comment une jeune femme qui a tout perdu peut prendre son destin en main dans un monde changé par les horreurs de la guerre. L’auteure a également pris soin d’ajouter à la fin de son roman des sources bibliographiques et des citations de ces sources qu’elle a utilisées pour arriver à ce résultat phénoménal, laissant le loisir aux lecteurs curieux de se documenter plus en profondeur sur l’après-guerre.

La plus grande est probablement le livre de cette liste qui se rapproche le plus de ce qu’on peut qualifier de « fantaisiste », mais avec une certaine nuance. Nous avons ici affaire à ce que je qualifierais de narration biographique romancée de la célèbre pirate Ching Shih, une femme qui a terrorisé les mers de Chine au début du XIXe siècle. Son histoire est relatée à travers l’incarnation de Yi Shi, jeune orpheline qui rêve de se libérer de sa condition d’esclave et qui y parvient en devenant pirate. L’histoire s’échelonne en faisant des bonds dans le temps, ce qui nous permet de suivre l’évolution du personnage, mais aussi d’une partie au moins de la civilisation chinoise. Là où l’auteure frôle la fantasy, c’est en incluant des éléments de kung-fu, que Yi Shi pratique avec brio, et qui lui donne des capacités qu’on peut qualifier de surhumaines. Je ne colle toutefois pas une étiquette fantaisiste à ces capacités : après tout, qui n’a jamais été épaté par les prouesses physiques de pratiquants du kung-fu aujourd’hui? L’auteure exagère certains exploits, mais son récit n’en demeure pas moins une fenêtre fascinante sur une période historique que nous n’enseignons que trop peu en Amérique du Nord et qui gagne à être mieux connue.

Finalement, Terres vikings d’Élodie Tirel a été dès les premières pages un coup de cœur pour moi. Encore une fois, nous avons la chance d’avoir une auteure qui a le souci de présenter les faits de manière la plus juste possible sur la société islandaise aux alentours de l’an 1000, sans que ce souci rende le récit proposé ennuyant. Deux jumeaux doivent s’adapter à une nouvelle réalité lorsque le père, frustré de voir les chrétiens envahir de plus en plus l’Islande, décide de s’exiler avec sa famille au Groenland, récemment colonisé. Pour ce faire, ils doivent autant se soumettre à leur communauté qu’en défier les us et coutumes, tout en composant avec la diversité de leurs intérêts. Alors que Tysvald rêve de conquêtes et d’aventures, Liv sait que son avenir sera celui d’une guérisseuse et peut-être même d’une voyante. Ce qui m’a le plus attirée dans ce roman, c’est la description minutieuse des croyances de ces Scandinaves et, surtout, le choc culturel encouru par l’arrivée de plus en plus forte des chrétiens. Les impacts de cette colonisation religieuse sont bien connus des historiens, mais qu’en est-il de nos jeunes lecteurs?

Bref, le roman historique jeunesse connaît un renouveau qui nous permet de sortir un peu du cadre médiéviste qui a bercé notre enfance. Sans discréditer les histoires romanesques que nous connaissons tous, ces auteurs nouveau genre qui parviennent à rendre un cours d’histoire sur le Japon, les États-Unis, la Chine impériale et le Groenland intéressant méritent tous une attention particulière!

Lire le théâtre : Le texte et la vie

Les arts vivants, généralement définis comme une « expression artistique qui se fait en présence d’un public » (selon Wiktionary1), naissent fréquemment sous une forme textuelle, et apparaissent même sous nos propres yeux, dans nos librairies. Certains lecteurs et certaines lectrices ne seraient peut-être pas tentés de s’immerger dans les différents univers théâtraux textuels, ne saisissant pas nécessairement la place ambiguë qu’habite la dramaturgie dans la littérature. Or, le théâtre à l’état imprimé possède une valeur bien particulière : il donne le pouvoir unique de transposer des fictions, des mondes imaginaires, des personnages éphémères dans une réalité intrinsèquement humaine. En fait, la narrativité dramatique repose fondamentalement sur l’acte de prendre vie, de rendre l’art (souvent originellement textuel) vivant. Prendre corps d’un art vivant à son état pur, textuel, permet aux lecteurs et lectrices de se l’approprier et de le vivre de sa propre manière, de nouer avec des conceptions de vie nouvelles et différentes. Par sa scénographie, qu’elle soit implicite ou explicite dans le texte, l’écriture dramatique est narrativement empreinte d’une humanité touchante et perceptible, d’une réalité qui transperce le quotidien et contribue à transporter les lecteurs et lectrices au sein des débats sociaux, politiques, humains, fondamentaux qu’elle engendre.

Dans un article paru dans la revue Liberté en 2011, Franck Bauchard explique que le mélange des dimensions orales et visuelles du théâtre à celles très textuelles et livresques de l’imprimé crée un genre sans précédent, modifié par les conventions de l’écriture : « Le livre imite la vie, la vie [imite] le livre. Au théâtre, la vie finit par se modeler sur le livre. […] Le théâtre de texte est un théâtre du livre2. »

On peut s’apercevoir que, depuis la révolution de l’imprimerie, le théâtre et le texte littéraire sous forme de livre sont des objets fondamentalement liés, qui ont un élément essentiel en commun : la vie. En ce sens, consommer un texte dramatique, s’adonner à la lecture du théâtre, équivaut en quelque sorte à consommer la vie, à exploiter les possibilités de la fiction en la transposant dans une situation du réel, du tangible.

I/O
Dominique Leclerc (Atelier 10)
Cette pièce écrite par Dominique Leclerc, autrice, co-metteure en scène et comédienne, propose une réflexion pertinente sur le futur humain et la conception en constante évolution de la vie, qui sont des notions dont les visions changent radicalement en rapport au progrès des technologies. Ce texte autofictif tente de cerner les éléments qui nous rattachent à la vie à l’ère de l’immatériel, et se questionne sur la durée éphémère de ceux-ci. On pourrait se poser la même question quant aux pièces de théâtre, dont les présentations sont reconnues pour être fugaces et volatiles. C’est là qu’intervient la trace laissée par l’imprimé… Dans son œuvre, Leclerc semble mettre sa propre vie en scène, à l’aide d’artéfacts et de souvenirs distincts. Elle s’amuse cependant à jouer avec les codes de la fiction, en remettant explicitement en question son utilisation du « je » : elle vient titiller le public, oscillant entre vérité et fiction. Cela offre une réflexion judicieuse sur le fait que toute fiction n’est peut-être pas si loin de la vie réelle, et vice-versa.

Rose
Isabelle Hubert (L’instant même)
En publiant Rose, la dramaturge québécoise Isabelle Hubert démontre bien comment la narrativité dramatique peut modifier nos manières de percevoir la vie, en transposant la fiction à la réalité. La pièce met en scène une adolescente anxieuse, Rose, qui se lie d’amitié avec un garçon victime de xérodermie pigmentaire (condition qui rend la peau vulnérable à la lumière), Victor. Ensemble, le duo se construit un monde dans lequel les deux adolescents reprennent le pouvoir et revendiquent la liberté, malgré les troubles d’anxiété ou les conditions physiques intraitables. Rose lance un message d’espoir aux plus jeunes générations et à leurs parents, en utilisant la fiction afin de (re)créer, (re)tracer la vie dans un monde qui semble l’étouffer.

Gamètes
Rébecca Déraspe (Atelier 10)
L’autrice québécoise Rébecca Déraspe présente dans cette pièce l’efficacité de la fiction dramatique : à l’aide d’un simple dialogue entre deux amies, elle parvient à soulever des débats primordiaux concernant l’avortement, les enfants du viol, l’accomplissement au féminin, la qualité de vie des enfants handicapés et les difficultés du rôle de proche aidant. Avec cette mise en scène d’une discussion forte, difficile, nécessaire, mais fictive, les lecteurs et lectrices parviennent à saisir la réalité de ces questions polémiques, et à les vivre intérieurement, en se positionnant à la place de ces êtres de papier pourtant animés de vie.

Frontières
Isabelle Hubert (L’instant même)
Dans ce texte, Isabelle Hubert présente une portion bien décisive du destin de la vie de Paco, jeune migrant latino qui tente de franchir la frontière de son pays de manière illégale. Dans son périple, il est rapidement confronté à une décision qui changera complètement la fatalité de son aventure, de sa vie. Hubert écrit ensuite ingénieusement deux récits distincts, un pour chaque revers de la décision prise par Paco. Bien entendu, c’est la fiction qui lui permet d’explorer ces deux possibilités. Dans la vie réelle, nous nous sommes sans doute toutes et tous déjà demandé ce à quoi notre vie ressemblerait si on avait emprunté un chemin plutôt qu’un autre. Or, la fiction dramatique d’Isabelle Hubert permet d’explorer cette avenue, et offre une réflexion hors du commun sur l’impact de nos choix, qui ne sont peut-être pas aussi significatifs qu’on peut le croire.

———-
1. fr.wiktionary.org/wiki/art_vivant.
2. Franck Bauchard, « Du texte au théâtre », dans Liberté, vol LII, n° 3 (291), avril 2011, p. 66 [en ligne] id.erudit.org/iderudit/64052ac (Site consulté le 11 mars 2024)

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